Le Lycée des Routes

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Augustine

Moi, c'est Augustine. Augustine Lambert. Dix-sept ans, terminale L au Lycée des Routes. Plutôt grande et mince, cheveux bouclés mais pas trop, le genre de fille bien faite mais dont le miroir magique renvoie toujours une image pleine de boutons et de petits défauts. Que voulez-vous, pas facile de s'assumer à mon âge, quand on a eu trois ans chrono pour se voir pousser des hanches, des seins, et une grosse tendance à baver en pensant à Ryan Gosling. Sans oublier ma super copine, madame Menstrue, qui vient me donner un gros coup de latte dans le ventre tous les mois. Et les papotages, et les histoires de mec. Et mes parents au bord du divorce. Être une fille à dix-sept ans, ce n'est pas une sinécure.

Si on apprend à me connaître, on me découvre un certain excès de confiance en moi. Je compense mes incertitudes par une répartie bien sentie, j'aime donner l'impression que je ne m'en laisse pas conter. Et c'est en bonne partie vrai. J'aime dire ce que je pense, et j'aime penser ce que je dis. Beaucoup de gens m'en veulent pour ça. J'entends les conversations s'éteindre sur mon passage dans les couloirs, pour se rallumer une fois que je suis repartie. Je vois les regards. Je sens que je dépasse du cadre. Les profs aiment bien ça, leur cours est plus vivant quand il y a une grande gueule pour faire avancer le débat. Et moi j'assume. Il faut savoir ce qu'on fait, dans la vie.

Exemple concret : cet exposé d'allemand que je fais avec Tom et Julie pour M. Hain (le grand, celui qui veut faire jeune). Nous sommes en cours depuis presque une heure, livrés à nous-mêmes depuis une vingtaine de minutes. Mes collègues sont incapables d'imaginer un embryon de plan. Tom relit pour la énième fois la même page wikipédia, persuadé qu'il nous manque des infos, pendant que Julie ressasse la consigne encore et encore, et marmonne sans arrêt « C'est trop vague comme sujet ». Ces gens sont infichus de se prendre en main tout seuls. Il faut que je mette du papier blanc entre nous trois, que je prenne un crayon, et que je leur tire les vers du nez pour faire un brainstorming digne de ce nom. Au bout d'une dizaine de minutes, on a enfin un schéma qui nous donnera un plan concret. La suite est simple : je prends l'élément de plan le plus facile à traiter pour moi, et je donne aux autres des directives claires pour qu'ils produisent des sous-parties qui valent le coup. Impeccable, on a réparti les tâches avant que la cloche ne sonne. Mais qu'est-ce que c'est laborieux d'amener les gens à accoucher d'eux-mêmes !

Je sors du cours juste au moment où ça sonne (le prof est tellement estomaqué qu'il ne réagit pas) et file trouver mon casier, où je fourre mon sac. C'est l'intercours. Direction la vie scolaire, là où tout se joue dans le lycée, ou à peu près. C'est le quartier général du personnel d'éducation. Je suis la première élève à arriver, j'ai réussi mon coup. Les dames de la vie sco' (comme on l'appelle) lèvent la tête et me lancent un regard amusé. Elles me connaissent bien, on s'entend pas trop mal. Je suis toujours polie avec ces personnes-là. Ces femmes sont au bas de la hiérarchie de l'équipe éducative, mais pour les élèves, ce sont de vrais dieux incarnés, qui font la pluie et le beau temps. Elles peuvent laisser quelqu'un rentrer en retard ou partir en avance. Elles vérifient tous les papiers importants, et en écrivent beaucoup de non moins importants. Dialoguer avec elles est un défi intéressant. Je ne peux pas leur mentir entièrement, mais elles ne doivent jamais savoir ce que je pense en mon for intérieur. C'est chaque fois un exercice d'équilibriste, dont je me sors en général plutôt bien. Celle qui est la plus disponible m'accueille avec un sourire.

— Augustine, bonjour. Que nous vaut le plaisir ?

— Bonjour Mme Médiane, réponds-je sagement. Je viens chercher la clé de la salle 308, on en a besoin pour le cours de M. Rabelais.

La réponse est mécanique :

— M. Rabelais ne vient pas la chercher lui-même ?

— Non, il nous a demandé de la prendre, il n'a pas envie de descendre à chaque fois, continué-je, plantée les mains derrière le dos, comme une écolière récite sa leçon.

— Pourquoi ai-je tellement de mal à te faire confiance, Augustine ? renvoie-t-elle avec un soupir résigné.

— Je ne suis pas vraiment d'accord, fais-je avec un ton plus défiant. En général, à chaque fois que vous me faites confiance, ça se passe bien.

J'ai gagné. Mme Médiane fouille son bureau et me tend la clé.

— Bon, la voilà. Qui me la rapporte ?

— M. Rabelais. Ou l'un d'entre nous. Mais on vous la rapporte, ça c'est sûr.

— Très bien très bien, roulez jeunesse, envoie-t-elle, déjà occupée à autre chose.

Au moment où je ressors de la pièce, les autres élèves arrivent en foule, comme des moutons pressés d'entrer à l'abattoir. J'entends derrière moi la voix de Mme Médiane, blasée, qui lance à sa collègue « Il y en a qui devraient faire de la politique, ils ont réponse à tout ».

Quatre à quatre, je monte les marches de l'escalier le moins fréquenté. Au quatrième étage, il n'y a pas grand monde. Quelques classes qui ne sont plus aux normes, et un grenier. Et le couloir, évidemment, un couloir assez désert où ne viennent que les âmes en quête de tranquillité, et les couples qui cherchent de l'intimité pour se bécoter en toute quiétude. Je me dirige vers une porte que rien ne distingue des autres, mets la clé dans la serrure, et fais deux tours. La même clé ouvre les deux salles : la 308, où j'ai cours, et celle-ci, la 407. Je n'entre pas. Je retourne au troisième étage, où j'ai cours et où mes camarades attendent comme moi le prof qui remonte du deuxième étage. M. Rabelais, qui enseigne le français, a autre chose à faire que de se soucier d'une histoire de clé. Je la lui donne, il s'en saisit, il fait son cours, et à la fin, comme à chaque fois, il la rend à une autre élève qui va la rapporter à la vie scolaire. Le même jeu dure depuis le début de l'année. Chaque lycée a ses failles.

Je remonte dès que je peux au quatrième étage, trouve la porte que j'ai déverrouillée tout à l'heure, la pousse, vérifie qu'il n'y a personne, referme. La porte a un verrou qui ferme de l'intérieur, sans clé. Pratique. Me voilà enfermée.

Je pose mon sac sur une table, enlève mon manteau, défais le gros bouton de mon jean, et viens m'asseoir par terre, près d'une table. Une fois à terre, je me réfugie sous la table.

M'enroule en position foetale.

Me cache le visage dans les mains.

Respire à grand coups saccadés.

Mon corps se contracte, ma respiration se fait difficile. C'est comme si mon ventre était pris dans un corset qui ne desserrerait pas. J'ai l'impression d'étouffer. Je dois lâcher quelques sanglots nerveux, accepter des spasmes qui me serrent la poitrine, et doucement, doucement, je parviens à respirer normalement.

Je garde ma position, le visage dans les mains, le souffle chaud de ma bouche renvoyé vers mon visage.

Le silence se fait dans la petite salle de classe.

Le sol est fait de parquet usé par les années.

Le bureau, déjà démodé il y a quarante ans, rend l'impression de s'être sédimenté au cours des âges. Les fenêtres, mal isolées, donnent sur le ciel, où les nuages glissent le long de trajectoires qu'ils sont les seuls à connaître.

C'est le moment privilégié de ma journée. Ici, sous ma table, je suis en sécurité. Enfin protégée du monde, isolée, je peux me laisser aller à toutes mes peurs païennes. J'ai peur des autres, j'ai peur de leur regard, je déteste gérer les relations humaines. Les gens sont de vraies larves, des moutons qui suivent ce qu'on leur dit de faire. Mes semblables, les autres élèves, semblent jouer à un grand concours dont les règles seraient « Surtout ne pas prendre d'initiative ». Habille-toi comme les autres, va en cours tous les jours, apprends ce qu'on te donne à apprendre, ne regarde pas trop autour de toi, sinon tu t'apercevras que personne ne réfléchit vraiment. Si tu es une fille, fais en sorte d'être plus belle que les autres pour obtenir l'attention des garçons, sans passer pour une prostituée non plus, sinon les filles te détesteront. Si tu es un garçon, fais bien l'idiot pour que les filles te repèrent, sans exagérer, parce que tu deviendrais ridicule auprès des autres garçons. Même les profs semblent être dénués de toute étincelle d'originalité. Ils font leurs cours, rejoignent la salle des profs, montent dans leur voiture et rentrent chez eux, où semble se dérouler leur vraie vie, loin du lycée. Les gens me dégoûtent. Et comme j'en fais partie, je me dégoûte moi-même. Alors, régulièrement, je viens ici, en salle 407, pour me réfugier sous une table et me consacrer en entier à cette angoisse qui me ronge. J'ai l'impression que c'est à moi de tout faire marcher, dans ce monde-là. Si je n'étais pas là, l'exposé d'allemand n'avancerait jamais. Il n'y aurait personne pour récupérer la clé pour le cours de français, c'est moi qui le fais depuis le début de l'année. Il n'y aurait personne pour maintenir le lien entre ma mère et mon père, vu qu'ils ne se parlent plus du tout l'un à l'autre. Ils sont à deux doigts du divorce et je suis entre les deux, dernier rempart pour que ça tienne. Si je n'étais pas dans le monde, plus rien de fonctionnerait, j'en ai bien peur.

Jacob

Je m'appelle Jacob. Souvent, je me demande à quoi ma vie ressemblerait si l'on m'avait donné un autre prénom. Le prénom, nous définit plus qu'on ne s'en doute. Si l'on m'avait donné un autre prénom, serait-je encore moi ? Improbable. Je n'aurais pas pu m'appeler Sébastien ou Jean. Je n'aurais pas été moi-même. Sébastien ou Jean auraient grandi, appris la vie, mais n'auraient pas été moi, n'est-ce pas ? Je n'en suis pas très sûr cependant. Ce que je sais, c'est que je me pose souvent la question.

Je m'appelle Jacob, donc. Ma vie publique est terriblement ennuyeuse. Je traîne ma carcasse maigre et habillée de noir dans les couloirs du lycée des Routes, de salle en salle, avec l'impression d'être parfaitement inutile à la société. De cours en cours, rien ne m'intéresse vraiment, ni le sujet d'études, ni les camarades de classe. Au collège, on m'embêtait beaucoup à cause de mon isolement, on me martyrisait. Aujourd'hui, l'indifférence prévaut. Je nage dans le grand aquarium du lycée, protégé par un nuage de je-m'en-fous-de-toi. Ça me va très bien. Je médite dans ma bulle de silence.

— M. Mlynikowski ! Lisez donc la question suivante.

Merde. C'est la prof d'anglais qui m'adresse la parole. J'avais zappé que j'étais en cours, emporté par mes réflexions.

— Heu, pardon, je ne suis pas sûr d'avoir bien suivi, on en est à quelle question ?

— Eh bien, il semble que nous ayons encore perdu Jacob sur Mars. Redescendez un peu sur Terre pour voir.

Concert de ricanements dans la classe. J'ai trop l'habitude pour me vexer. Je repose ma question calmement à Mme Vallois-Guybrush, qui m'indique l'endroit, et lis à voix haute, dans mon mauvais accent :

— If one goes to the US with a valid visa on a turkish passport, what could possibly go wrong ?

Ah, oui, on parle d'espace et échanges, flux migratoires et caetera. J'esquisse une réponse dans un anglais approximatif, la prof comprend que j'ai bien lu l'article. Mais il est tellement ennuyeux ! Heureusement, on peut ensuite discuter de la politique américaine d'accueil des travailleurs étrangers. On parle de la barrière qui sépare États-Unis et Mexique, on esquisse même la problématique du Mur de Palestine. La prof est très bien pour ça, elle se montre passionnée par l'échange avec les élèves curieux. Mais c'est à ce moment que le reste de la classe commence à s'agiter, parce qu'on s'éloigne du cours proprement dit. Ils ne veulent apprendre que les éléments du programme. Comme ils sont fatigants ! Et puis, la cloche sonne la fin de l'heure.

On passe au cours suivant.

Et au cours suivant.

D'ennui en torpeur, de torpeur en léthargie. Quelques instants d'éveil affleurent pourtant, comme des écueils de lucidité au milieu d'une mer soporifique.

La journée de cours se termine enfin. Les autres s'activent, je range doucement mes affaires, m'oriente vers la sortie quelques minutes après tout le monde. J'ai l'impression d'être un vaisseau spatial qui explore une planète inconnue : des couloirs déserts. Je sors du lycée, enveloppé de vent. La bise est exquise, elle s'engouffre sous mon manteau et me donne l'impression d'être un deltaplane, léger comme l'air. Le vent, c'est un ami pour moi. Il me dit bonjour à l'oreille quand je sors le matin, il me salue à la sortie du lycée, il me raconte des histoires. Le vent souffle sur les braises d'une sorte d'inspiration romantique qui ne se réalise jamais complètement.

Voilà, j'y suis à nouveau. Ici c'est chez moi. Une maison en pierre construite il y a longtemps, dans la campagne, entourée de deux ou trois maisons semblables, et de larges champs. Papa, maman, grand frère, petite soeur, tout le monde y est. J'ai mon espace à moi, mon espace privé, la chambre en bout de maison. Elle est construite en dehors des murs de pierre, complètement isolée. C'est mon refuge, personne n'y entre à moins que je ne l'y invite.

Repas en famille. Par bonheur, ce n'est pas trop difficile de cohabiter avec ces gens-là, je vis avec eux depuis seize ans maintenant. On se connaît, avec nos fonctionnements, avec nos limites. Papa est psy, maman éduc' spé'. Ceux-là, ils se sont trouvés. Ils parlent clairement quand il le faut. Le reste du temps, ils racontent beaucoup de conneries, ils rient fort et nous laissent vivre.

Je finis mon repas, débarrasse mon assiette, retourne dans ma chambre.

Il n'est même pas vingt heures. Je vais m'allonger sur le lit. Ma main trouve d'elle-même le casque stéréo, que je place sur mes oreilles, ainsi que le lecteur mp3.

Ce que j'écoute, ce soir, ce sont des battements binauraux, ces sons qui diffèrent entre l'oreille gauche et droite, différence qui induit une fréquence résiduelle, très basse, qui modifie le rythme cérébral. J'ai trouvé ça dans les affaires de papa. Je crois qu'il ne sait pas que je m'en sers.

Allongé sur mon lit, les oreilles bercées par des sons qui ne sont pas de ce monde, j'adopte une respiration calme et régulière.

Je me détends, de plus en plus, jusqu'à sentir
que mon corps
n'est plus
mon
corps.

La grande question bien sûr c'est : comment mon corps peut-il ne plus être mon corps ? Eh bien, c'est difficile à expliquer. Ma conscience n'est plus présente que dans ma tête. Le corps, lui... il flotte. En fait, il se dédouble. Le corps physique, bien sûr, reste à sa place, sur mon lit. Mais le corps que je ressens, celui qui est investi par ma conscience en temps normal, celui-là ne tient pas en place. Il se lève, il tourne sur lui-même. Ou plutôt, je me lève, je tourne sur moi-même. Me voilà comme un fantôme raide comme un i majuscule, et je flotte au-dessus de mon lit, seulement attaché à ma tête. Parce que toutes ces réflexions sur le dédoublement du corps, je les fais avec la tête, bien sûr. Cela aussi doit cesser.

Il n'y a plus que du vide, un vide qui appelle tout à s'effondrer sur lui-même. L'intelligence résiste un peu, prise par des réflexions sur le processus, mais la conscience, le sentiment d'être moi, se détache de tout. Le corps physique et l'intelligence n'ont plus d'importance désormais, seule compte cette conscience, sortie du corps et du mental.

La conscience monte, monte, dans des champs de pures vibrations, jusqu'à atteindre un lieu de pleine lumière. C'est un lieu que j'ai déjà visité, c'est là que je rencontre cette autre présence chaleureuse, qui salue ma conscience désincarnée.

— Heureux de te sentir à nouveau, Jacob. Comment vas-tu ?

Sa voix vibre doucement, comme le son d'un synthétiseur, mais de manière naturelle, chaude, spontanée. C'est lui, je le reconnais.

— Bonjour, fais-je. Je vais bien, je crois. Depuis notre dernière conversation, je me suis posé beaucoup de questions.

— Tu ne serais pas toi-même si tu ne te posais pas autant de questions, n'est-ce pas ? me répond-il.

— Justement, je me suis demandé ce qui fait de moi Jacob. Et si je ne m'appelais pas Jacob ? Aurais-je été un autre ? Aurait-ce été moi ?

— Crois-tu vraiment que ton nom soit d'une telle importance ici ? Moi-même, j'ai porté beaucoup de noms, et je n'en utilise aucun avec toi. Est-ce que j'existe moins pour autant ?

— Bien sûr, tu existes, évidemment, et à chaque fois je te reconnais. Mais tu sembles si... sûr de toi. J'aimerais avoir une telle assurance.

— Une telle assurance est-elle vraiment nécessaire pour ce que tu vis au quotidien ? N'en as-tu pas déjà bien assez pour vivre ?

Voilà les réponses qu'il me fallait mais que je ne voulais pas entendre. J'essaie de me justifier.

— Pour vivre, oui. Mais il y a tellement de questions. Plus je discute avec toi, et plus les questions sont nombreuses.

— C'est magnifique, n'est-ce pas ?

Il y a comme un ton amusé dans sa voix. Je déteste ça, je me sens ridicule. Et pourtant, une partie de moi rit avec lui.

— Je ne sais pas... je me trouve pétri de doutes. Comment acquérir la connaissance ? D'où tires-tu la tienne ?

— Tu n'es pas encore prêt à le savoir, rétorque-t-il gravement. Je peux seulement te dire qu'on n'apprend les choses qu'à nos dépens.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Cela veut dire que nos petites conversations ne sont pas si utiles tant que tu n'as pas vécu davantage de choses dignes d'être discutées. Il te faut vivre.

Mouais. Je ne suis pas convaincu, alors j'essaie de gagner du temps. Mais c'est peine perdue, je le sens.

— Qu'est-ce que je dois vivre pour apprendre ? essaie-je.

— Essaie de vivre sans te poser de questions.

— Mais c'est impossible !

— J'ai dit « Essaie » !

Encore ce ton léger, mi-sérieux, mi amusé ! Je déteste ça. J'aime autant prendre congé.

— Bon, très bien, je vais y aller.

— C'est toujours un plaisir, répond-il, et son plaisir est manifeste.

Et je redescends dans mon corps. Je le retrouve dans l'état où je l'avais quitté, juste un peu engourdi. Une différence notable : la vessie appelle à être vidée.

Assis sur les toilettes, je songe à ma conversation avec Gabriel. Oui, je l'appelle Gabriel, depuis que je le connais, par manque d'inspiration. Bien sûr, je ne suis pas assez taré pour croire que je parle avec Dieu par l'intermédiaire d'un ange. Mais je n'ai aucune idée de qui est Gabriel, de l'endroit où je le rencontre, ou de quoi que ce soit de concret à propos de lui. Tout ce que je sais, c'est que je m'accroche à lui pour essayer d'apprendre des choses valables sur le monde et sur moi-même, et que lui, il ne fait que me poser plus de questions. J'ai chaque fois l'impression distincte qu'il se moque gentiment de moi, comme si on se connaissait depuis longtemps. Pourtant, il n'y a que quelques mois que j'ai trouvé ces sons binauraux et que je sors régulièrement de mon corps.

Gabriel est un maître patient mais bien mystérieux. J'aimerais devenir comme lui, mais pour ça, il faudrait que je sache ce qu'il est.

Bon, allez, assez de questions pour aujourd'hui. Je tire la chasse d'eau et vais me coucher.

Faustin

Encore un lever laborieux pour Faustin Vaultier (c'est moi). Le réveil sonne douloureusement, je l'éteins tout de suite, me redresse dans mon lit et m'accorde quelques instants pour décanter. Je vais ouvrir le vélux de ma chambre, l'air froid vient lécher ma peau. Je n'aime pas beaucoup cette peau, je la trouve trop ronde, lui trouve trop de plis. Je m'empresse de la recouvrir des habits de la veille : un pantalon de velours délavé et une chemise débraillée dont le col dépasse de façon anarchique d'un pull rouge un peu miteux. Là-dessus, j'enfile mes chaussures, qui étaient posées à côté de mon lit. Toute ma routine matinale consiste à me préparer à aller en cours sans sortir de ma chambre. De cette manière, me voilà tout prêt à partir, assis sur mon lit. Je n'ai plus qu'à saisir la petite pipe en bois posée sur ma table de nuit, la bourrer de tabac et d'herbe de cannabis, la démarrer avec une allumette (c'est plus fiable qu'un briquet), tirer dessus avec l'art conféré par l'habitude, et j'ai plusieurs minutes de confort pour me préparer effectivement à ma journée.S Je contemple la mosaïque de gouttes d'eau qui perlent sur mon vélux. J'ai l'esprit vide.

Ensuite, je n'ai qu'à me lever de mon lit, saisir mon sac criblé de badges de groupes de rock, sortir de ma chambre, descendre l'escalier, traverser le salon et la cuisine vides, sortir. Les effluves de cannabis s'échapperont par mon vélux pendant la journée. De toutes façons, mon père est prof de fac (il enseigne l'histoire mérovingienne), il n'est jamais là, et puis, il ne fait pas trop gaffe.

Parvenu dehors et lancé sur le chemin du lycée (j'ai quinze minutes de marche), je fourre mes écouteurs dans les oreilles et les connecte à mon smartphone. Pétroushka, de Stravinski, par le Cleveland Orchestra dirigé par Pierre Boulez. Les flûtes et les cordes chantent un hymne à la nature qui se réveille. C'est parfait pour commencer la journée. Les arbres poussent au ralenti. Une brise légère chatouille les herbes folles. Les oiseaux dansent la ronde, se font la cour.

Me voilà plus près du centre-ville. L'occasion de méditer sur le sens de notre civilisation. C'est vraiment particulier de voir à quel point nous sommes tributaires de notre passé, malgré ce qu'on appelle le progrès. Notre pays dépend toujours d'un pouvoir centralisé, héritage des Rois de France et de leur monarchie absolue. Deux cents ans de cafouillages politiques, entre révolutions, empires, monarchie restaurée, républiques à foison et guerres en pagaille, n'ont en rien ébranlé la toute-puissance de Paris sur la Province. Outre-Rhin, la politique allemande ressemble encore au Saint-Empire, complètement décentralisée. De notre côté, le baccalauréat auquel je me prépare me permettra d'étudier partout en France. De l'autre côté, un Allemand qui passe son Abitur à Brême ne pourra pas étudier à Munich.

Je suis élève dans un lycée qui est l'exemple même de l'héritage de Napoléon, ce qu'il a appelé les « masses de granit ». Des institutions fortes pour un État fort. Légion d'honneur, franc germinal, préfectures, baccalauréat, banque de France, et lycée bien sûr. Tout ça, c'est du despotisme éclairé. Nous sommes les fiers héritiers d'une dictature qui a écrasé ce qui fait nos valeurs nominales. Liberté, égalité, fraternité, ça ne nourrit pas son peuple. Pouvoir central tout-puissant, élitisme et entre-soi, voilà qui est mieux. Nous sommes vraiment dans une société schizophrène. Comme le dit Machiavel : « En politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal. »

On l'aura compris, mon truc à moi, c'est l'histoire et les intellectuels. Je passe mon temps à lire des bouquins qui parlent de choses qui n'intéressent personne. Lao-Tseu, Clausewitz, Hemingway, Soljénitsyne, Watzlawick, tous des gens hyper conscients de leur époque. Pour comprendre l'actualité, il faut connaître le passé. Et remettre les choses dans leur contexte, toujours remettre les choses dans leur contexte. Aller chercher la source, l'origine des évènements.

Le souci, c'est que ce temps passé à lire, je ne le passe pas à apprendre mes cours. Il n'y a qu'en histoire où mes notes dépassent vraiment de la moyenne, et l'allemand à la rigueur. Le reste du temps, je fais preuve d'une nullité enthousiaste.

Me voilà arrivé. Dans la cour du lycée, je retrouve ma copine, Anne-Marie, que j'apprécie pour sa franchise et qui me supporte malgré mes sales habitudes : pas de sport, peu d'hygiène, assez mutique en société. Anne-Marie, elle est géniale, elle voit au travers de mes apparences d'intello défraîchi et mal rasé. Si ce n'était elle et la weed, je n'aurais vraiment aucune motivation pour venir au lycée. Je suis bien parti pour redoubler ma première L, et ça ne me dérange pas vraiment. En fait, ma petite vie me convient, du moment qu'elle ne m'oblige pas trop à changer.

Me voilà en cours de philo. L'exemple typique qui illustre ce qui ne va pas avec moi. Le cours me passionne, j'adore écouter le prof, un certain M. Immanuel (le prénom de Kant... qui a dit « prédestination » ?). Cependant, je ne relis jamais mes notes pour me les approprier, je ne me base que sur mes ressentis pour rédiger mes dissertations, ce qui fait que je n'ai jamais la moyenne. Le prof me rend la copie du dernier devoir surveillé, justement, et me réclame de la rigueur, toujours plus de rigueur. Je range ma copie mal notée et j'attends que le cours se passe.

Le midi, à la cantine, je m'assois tout seul dans mon coin (Anne-Marie et moi n'avons pas la même heure de pause ce midi), et poursuis ma lecture du Nouveau Testament. Je m'y suis mis il n'y a pas longtemps, c'est du bon storytelling. L'histoire de Jésus a été parfaitement mythifiée : on garde la naissance miraculeuse, les années de prêche, la mort et la résurrection, et tout le reste, on le bazarde, ça ne sert à rien pour la portée religieuse. J'en suis aux Actes des Apôtres, en ce moment. Le passage du monde sémite au monde héllénistique est décisif pour comprendre notre civilisation. On a récupéré le Dieu Unique des Hébreux, mais sans le bien-faire de la Torah : mieux vaut le bien-penser de la culture greco-latine. La doctrine chrétienne a décidément été un vrai progrès pour unifier le monde civilisé autour de la méditerrannée. Et tout ça par le biais d'un illuminé qui s'appellait Paul. C'est mythifié, bien sûr, c'est mythifié. Du beau boulot de légitimation historique, tout aussi bon que l'histoire de la sortie d'Égypte et du Grand Israël.

Une voix au loin derrière mon épaule :

— Nan, je veux pas m'asseoir par là, ça pue.

Je tourne la tête et aperçois des élèves qui poursuivent leur chemin après être passés près de ma table. Ont-ils dit ça seulement pour m'insulter, ou est-ce que je pue vraiment ? Je ne sais pas trop. Je ne peux pas savoir. Je n'aime pas trop me confronter à mon corps, qui ne correspond aucunement aux canons de la beauté. Parfois, je m'en veux vraiment, je me prends à me détester moi-même, et je me demande vraiment ce qu'Anne-Marie peut bien me trouver. À elle, je pourrais demander si je pue ou pas. Et elle me répondrait avec beaucoup de tendresse. Mais je n'ose pas, j'ai vraiment trop honte de moi. Elle et moi, nous avons des rapports chastes.

Parfois, je me dis que ma vie serait différente si ma mère n'était pas partie aux États-Unis pour vivre avec ce « life coach ». Un type qui fait payer les gens pour leur expliquer comment mieux vivre leur vie, être plus heureux. Et ben, s'il avait pu expliquer à ma mère que la meilleure chose à faire pour elle, c'était de ne pas partir vivre avec lui mais de rester avec sa famille en France... ma vie serait différente.

Abdalahad

J'ai beau y réfléchir, le problème demeure. J'ai du mal à penser, ces derniers temps. Peut-être est-ce un excès de données qui me bouche l'horizon ? C'est vrai qu'après tout, il y a tant de choses que je sais que c'en devient suspect. L'Être n'existe que par le Non-Être. Le son orbite autour du silence telle une planète autour de son soleil. Les astres dansent. Avenir et Passé font la ronde avec Présent, tel un serpent qui se mord la queue. Tout ceci est connu, rabâché et rebattu. Mais voilà que je digresse encore. À quoi pensais-je ?

Ah oui ! Quelque chose me trouble l'esprit. Une sorte de manque. Mon esprit tourne à vide, comme une étoile qui a brûlé tout son hydrogène menace de s'effondrer sur elle-même. L'implosion me guette. Pourquoi ? J'ai passé le plus clair de ces derniers temps à contempler des choses que je connaissais déjà. Le ballet de la matière, le ralentissement du temps, tout refroidit. Mon esprit se serait-il refroidi, lui aussi ? Ce serait un comble, vraiment ! En attendant, mes rouages tournent à vide.

Voyons, si j'ai trop de science pour penser correctement, peut-être serait-il utile de m'intéresser à ce que je ne sais pas ? Hélas, les royaumes de l'inconnu se sont réduits à mesure que je perçais les mystères de l'existence même. Où trouver de l'ignorance désormais ? Où trouver cette grande question sans réponse, hormis dans les profondeurs de mon pauvre esprit débile ? Je regarde autour de moi, fouillant les plus intimes replis de l'univers, scrutant chaque atome et chaque boucle temporelle...

Là ! Il se passe quelque chose de particulier. Des circonvolutions de l'espace-temps prennent des formes particulières, autonomes, dotées de conscience... Ah ! Des Humains ! Je réprime un sursaut de dégoût. Je les avais oubliés, ceux-là. Je me serais bien passé de leur souvenir, aussi. Ils ont tout d'une esquisse ratée, avec leurs corps faibles, leur vie courte, leur intelligence limitée... Que peut-on faire avec ça ? Cela n'a aucun sens. Soyons sérieux, soyons sérieux. Écartons-nous de cette aberration, voilà qui est mieux.


Où en étais-je ?

Ah, oui. Le manque que je ressens et qui serait un excès de science. C'est quand même terrible d'en être arrivé là, mais puisque c'est ainsi... trop de science tue la science. Bien. Nom d'un quark, je n'ai jamais réfléchi comme ça !

Voyons. Il me faut en savoir plus sur l'ignorance. Voilà la clé. Bien. Donc, où… …ah, oui. Les Humains. Gogol de neutrons ! Mais c'est bien sûr ! Ces Humains baignent dans l'ignorance ! C'était la réponse à mes questionnements. En toute logique (tu parles de logique), c'est auprès d'eux que je comprendrai ce qui me voile l'esprit. Me faudrait-il donc apprendre l'ignorance des Humains ? C'est le comble ! Un ignorant donne-t-il des cours ?

Allons ! Rien de tel que l'expérience, rien de tel que l'observation. Je vais seulement choisir une portion infinitésimale d'espace-temps où vivent des Humains… en voilà ! Ils semblent jeunes et se réunissent tous les jours dans un lieu où ils apprennent à vivre. Au moment même où leur corps s'est transformé, prêt à se reproduire, ils doivent assimiler des choses qui les préparent à un futur dont ils ignorent tout. Plongés dans le présent ! Les pauvres ! Enfin, idéal pour mon expérience, c'est chose certaine. Que pourrais-je leur poser comme question ? Non, je vais trop vite. Ils n'ont sûrement pas l'habitude de dialoguer avec des individus comme moi ! Mieux vaut éviter de les chambouler. Je vais en choisir trois et leur souffler dessus, juste un tout petit peu. Ça les fera vibrer un chouïa plus vite que le reste de leur environnement, ce qui devrait suffire.

Quant à moi, je vais m'attacher à cette portion d'espace-temps, tâcher de suivre le Temps dans le même sens et à la même vitesse qu'eux, sinon on ne pourra pas du tout se parler. Dans quelle aventure je m'embarque ! Les Humains, quand même ! A-t-on jamais vu pareille expérience ?

Il y a un bug

Augustine

Je suis de mauvais poil aujourd'hui.

Rien que ce matin, maman s'est pointée au petit-déjeuner en robe de chambre, ce qui a énervé papa, il lui reproche de se laisser aller. Si on écoutait mon père banquier, tout le monde devrait prendre son petit-déjeuner en cravate. Maman jouait à lui taper sur les nerfs, bien sûr. C'est le seul moyen qu'ils ont de communiquer, aujourd'hui : les petits détails du quotidien, ceux qui énervent sans avoir besoin de parler. Évidemment, papa va rentrer hyper tard du boulot, ce qui énervera maman tout autant. Et entre les deux, c'est moi qui vais encore trinquer.

On comprendra que je ne suis pas de la meilleure humeur du monde au moment de passer les grilles du lycée. Une sorte d'énergie sourde brûle en moi.

Je m'assois rageusement à table, sors mon cahier, et décide de noter absolument tout ce que dira le prof d'histoire, M. Josèphe. « Aujourd'hui, nous allons parler de la Chine de la deuxième moitié du vingtième siècle... » Cause toujours, mon vieux, cause toujours. « Après la victoire de l'Armée Populaire de Libération en 1949... » Autant dire la préhistoire... « Bon, je vais l'écrire au tableau. Zut. Quelqu'un peut-il aller à la vie scolaire chercher un feutre qui fonctionne ? » Compte pas sur moi, mon coco, je suis bien décidée à prendre des notes. Tout ce que tu diras sera retenu contre toi, comme disent les flics américains.

Ça dure un moment comme ça. Finalement, le lycée est supportable : quand on met son cerveau sur pause, on se repose. À mesure que j'écris soigneusement chaque mot du prof, même les plus idiots, mon esprit rentre dans une sorte de torpeur confortable. Je suis enfin sortie de mes soucis. Tout ce qui compte, c'est d'écrire les choses les unes après les autres. L'intérieur de ma tête est remarquablement vide et aéré. Le stylo prend fébrilement des notes, comme agité de sa propre intention. Mon attention se dirige ailleurs. C'est comme si je dormais, c'est vraiment étonnant. J'ai l'impression de rêver éveillée. Des sortes d'images se superposent au cahier sur lequel j'écris. Comme de grands paysages qui défilent à toute vitesse. Et au-dessus, majestueux, un immense dragon rouge aux ailes déployées...

— Augustine, tu viens ?

Je lève la tête. C'est mon amie Clémence qui se tient devant moi, ses affaires rangées. Derrière elle marchent les quelques derniers élèves qui sortent de la classe. Je regarde autour de moi : le cours est terminé. Je ne m'en étais pas rendu compte. Mais qu'est-ce que je notais sur mon cahier ? Le cours était fini !

— Ah, excuse, je range mes affaires et j'arrive.

Je rejoins Clémence dans le couloir et on se dirige vers le cours de spé maths avec Mme Seguin-Thalès. Une fois installées à faire nos petits exercices de loi binomiale, je repense à ce qui m'a pris en cours d'histoire. Mais Clémence bavarde à propos d'histoires de garçons :

— Et alors, le prof de philo a dit, je sais plus pourquoi, « on dit merci à qui ? » et Jonathan a dit à voix haute pour que tout le monde l'entende : « Merci Jacquie et Michel ! » et là tous les garçons ont rigolé, mais le prof n'a pas compris pourquoi, alors il a dit que les garçons étaient décidément en forme, ça les a fait rire encore plus, et là les autres, bah nous, quoi, on s'est sentis très cons...

Qu'est-ce que c'est que cette histoire que Clémence me raconte ? Ça m'embrouille la tête...

— Alors après le cours on a demandé aux garçons ce que ça veut dire, « merci Jacquie et Michel », ils ont encore rigolé mais ils avaient aussi le regard gêné, ils regardaient à gauche et à droite, alors avec Léopoldine et Lilou, on a demandé à Google, et là...

— Attends, Clémence, attends. J'essaie de construire mon arbre de probabilités, et j'arrive pas à me concentrer avec ce que tu me racontes.

— Très bien, t'avais qu'à me le dire que ça ne t'intéressait pas. Je te laisse, j'aime pas embêter les gens.

Elle se tourne vers son cahier et ne dit plus rien. Ah, Clémence ! Quel caractère ! Je retourne à mon exercice et mais n'arrive pas à me concentrer. Qu'est-ce qui m'arrive aujourd'hui ? Qu'est-ce qui s'est passé en cours d'histoire ? Et si le cours était fini, qu'est-ce que je notais fébrilement sur mon cahier ?

Je ressors discrètement mon cahier d'histoire. Voyons voir.

« Feutre récupéré... parti communiste chinois... révolution culturelle... attention au bac blanc... »

Ah, voilà la fin des notes :

« Pour la prochaine fois, vous lirez le texte de la page 296. Ce sera tout, bonne journée... C'est une belle planète. Comme quoi la chimie à froid n'est pas mal non plus. Ça faisait longtemps que je n'avais pas vu autant de combinaisons différentes dans un seul endroit. Les formes de vie prennent un bel équilibre. Étrange comme les Humains s'acharnent à vouloir contrôler tout cet environnement qui se régule déjà lui-même. Étrange et intéressant. Cette expérience n'est finalement peut-être pas une si mauvaise idée... »

Je deviens dingue ou quoi ?

Brrr, brrr. C'est mon portable qui vibre. J'espère que la prof n'a pas entendu. Le plus discrètement du monde, je le sors. Un message de papa : « Tu diras à ta mère que je ne rentre pas ce soir. »

Les couloirs du lycée me donnent la nausée. Ce monde me donne la nausée. Je ne sais même plus de quelle classe je sors, c'est à peine si je sais où je suis. Tiens, voilà Tom qui s'approche. Il vient sans doute pour l'exposé d'allemand.

— Tiens, Augustine, salut. Je viens te dire, pour l'exposé d'allemand...

Je l'observe sans rien dire, je n'essaye même pas de réprimer un rictus de dégoût.

— En fait, j'ai pas fait ma partie, il va falloir qu'on trouve une solution avec Julie...

— Tu déconnes, là. T'as pas fait ta partie ?

— J'ai pas eu le choix, j'ai été hyper occupé hier soir...

— Mais c'est pas possible d'être aussi con. Mais c'est pas POSSIBLE !

Je commence à lui donner des coups de pied et de poing. Il se couvre la tête des bras pour se protéger. Je défoule sur lui toute ma haine du genre humain.

— Mais t'es une vraie larve ma parole, pas capable de te sortir les doigts du cul pour accomplir la plus petite chose ! Espèce – de – petit – con...

— Augustine, tu arrêtes maintenant !

— Augustine, tu te calmes !

On me saisit les bras, ce sont d'autres élèves qui me bloquent, et moi je crie, et mon ventre me fait hyper mal, je n'arrive plus à respirer, tout devient noir, je tombe sur mes genoux, cherche ma respiration, et parviens finalement à vomir tout ce que contient mon estomac.

Journée pourrie.

Jacob a un bug

Quelle journée magnifique !

Chaque fois que je parle avec Gabriel, je passe un lendemain génial. Non pas que le monde soit plus beau. Je suis toujours dans ma bulle pour m'en protéger. Disons plutôt que ma bulle s'élargit. Oui, c'est ça, elle s'étend autour de moi, jusqu'à englober les bâtiments, les arbres, les gens, tous les objets. Le monde entier est ma bulle. Chaque souffle de vent m'est connu, maintenant. J'ai l'intuition profonde de savoir d'où il vient, où il va.

Tous ces gens qui marchent dans le lycée, je vois au travers d'eux. Je peux lire leur vie, je peux savoir ce qu'ils ont mangé ce matin, je sais s'ils sont en bonne santé ou non, je connais même leurs intentions, leurs sentiments, leurs désirs, leurs angoisses. Untel a peur d'être remarqué. Unetelle est contente de sa journée. Tel autre a mal au ventre et il ne sait pas pourquoi. En voilà un là-bas qui garde un secret et qui crispe son visage pour le conserver. Celle-là est en colère contre ses parents. Celui-ci contemple ses pensées pour mieux fuir ses émotions.

Je flotte, il n'y a pas d'autre mot. Le brouhaha des élèves s'éteint derrière des portes qui se ferment. Je plane, plus que je marche, jusque sous le ciel, où je reste debout, à écouter le monde murmurer. Le soleil vient caresser la terre. Les insectes rampent sur le bitume. Les volutes de vent s'enroulent les unes autour des autres.

Et j'écarte mes bras pour mieux sentir le jeu amoureux de mes sens avec l'univers. Je ferme les yeux. Des images me viennent, je me vois de dessus comme si j'étais sorti de mon corps.

— Eh, mais c'est Jacob. Il est pas en cours ?

Le lycée vu d'en haut, c'est dantesque, on se croirait sur Google Maps, seulement la résolution est tellement meilleure, et tout est en 3D. Je peux voir chaque voiture circuler autour du lycée, je vois chaque personne, chaque arbre, chaque fourmi.

— Eh, Jacob, t'as fumé quoi ?

Maintenant c'est la ville entière qui se dévoile. Les routes, les champs, les parcs où les enfants jouent au ballon, surveillés par leurs mamans... Les oiseaux qui parcourent l'air, les nuages, les fines gouttes d'humidité dans l'atmosphère.

— Il a pas l'air normal, je vais chercher quelqu'un à la vie sco.

Le pays entier. Ses rivières, ses routes, les avions de lignes qui le survolent. Mon Dieu, c'est magnifique, je vois la France depuis l'espace. Elle resplendit, le soleil brille sur les lacs et les fleuves. Et je m'éloigne encore, toujours plus. Les Alpes, l'Europe, la Méditerrannée. A-t-on jamais rien vu d'aussi beau ?

— Bon, qu'est-ce qui se passe, ici ? Qu'est-ce que tu fais planté là, Jacob ?

La Terre entière se révèle comme une orbe parfaite. Le soleil se reflète sur la calotte glaciaire du pôle nord. Tout ceci m'apparaît dans la tranquillité la plus totale. Je vogue maintenant à travers l'espace, confiant et sûr de moi. Volant vers le soleil, mes ailes sont largement déployées. Je suis un immense dragon rouge, et je m'appelle...

— JACOB !

Je n'ai jamais rien vécu d'aussi douloureux de ma vie. L'instant d'avant, je planais paisiblement vers le soleil, et maintenant je suis dans un endroit étrange, face à une créature singulière, bien que vaguement familière. Elle se tient debout sur ses deux membres postérieurs, sa tête est munie de deux yeux dont elle se sert pour me regarder, avec une expression qui me semble signifier quelque chose. Qu'est-ce qu'elle vient de dire ? Jacob ? Ce mot m'est familier, lui aussi. Cet endroit en entier m'est vaguement connu, mais je ne parviens pas à me souvenir. Tout est si étrange après l'immense simplicité des espaces immenses où je nageais à l'instant...

— Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive ?

Les mots résonnent dans mon esprit sans trouver le moindre endroit où s'accrocher. Leur sens m'échappe. Ils sont comme une musique qui se répète sans rien vouloir dire. Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive, Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive, Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive, Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive...

Apparemment, je suis attaché à un corps qui ressemble à celui de la créature qui se trouve devant moi. Des membres postérieurs dont j'ai le contrôle, je peux les tenir devant mes yeux – j'ai des yeux. Ces membres postérieurs ont cinq ramifications plus fines – on appelle ça des doigts. Comment je sais qu'on appelle ça des doigts ? Ça m'a paru évident, d'un coup.

— Jacob, mais dis-moi quelque chose, nom d'un chien !

Les mots tournent dans mon crâne – j'ai un crâne – mais je suis surtout sidéré par l'importance des implications de ma récente prise de conscience. Si j'ai des doigts aux membres antérieurs, j'ai aussi des membres antérieurs. Je baisse la tête – j'ai une tête – et contemple mes jambes. Des jambes. À ce moment, je me souviens que j'ai un corps entier, que je suis un humain. Je relève la tête et comprends que c'est un humain que j'ai devant moi. Un humain furieux et inquiet. Il s'appelle monsieur Charles, c'est le CPE.

Je regarde autour de moi. Des visages me dévisagent. D'autres humains. Des élèves.

Très, très lentement, le brouillard se dissipe et je prends conscience de toute l'épaisseur de la réalité. Ça va de pire en pire. Non seulement je suis un humain, élève dans un lycée, mais qui plus est, le CPE est en colère contre moi.

— Je t'écoute, Jacob !

Il veut que je dise quelque chose. Je regarde à l'extérieur de moi et je vois un monde qui ne fait que m'agresser depuis cinq minutes... ou plutôt, depuis des années et des années. D'un coup d'un seul, je m'aperçois que la réalité m'attaque tous les jours. Le monde est un endroit dur, je m'y cogne, ça fait mal. Vraiment, quel est l'intérêt de vivre dans la réalité, si c'est pour souffrir ? Cette grande énigme se développe et s'épanouit dans mon crâne, mais j'ai le sentiment que ce n'est pas ça que veut entendre M. Charles. Qu'est-ce qu'il veut entendre, aussi ? Qu'est-ce que je dois dire ?

— Heu... Je suis en train de vivre un moment très désagréable.

— Ça, je peux te croire ! Tu viens tout de suite avec moi, dans mon bureau !

Alors même que M. Charles se met à marcher vers le bâtiment, et que je lui emboîte le pas (j'avais oublié ce que ça fait, de marcher), je me trouve immensément soulagé. Enfin je peux abandonner mes questions abstraites pour accomplir quelque chose de concret. Marcher, je peux faire. Bien. Le reste ne devrait pas être beaucoup plus compliqué. J'espère.

Faustin a un bug

Je croise Anne-Marie dans les couloirs, à la récréation. Celle-ci me passe les bras autour du cou.

— Faustin, mon cher Faustin, comment vas-tu ?

Je trouve délicieux comme elle s'emploie à utiliser les tournures les plus formelles pour s'adresser à moi. J'ai l'impression d'être un personnage de Molière.

— Je vais bien, je vais très bien, ma toute-belle. Encore mieux depuis cinq secondes, puisque je te tiens dans mes bras.

— Voilà un homme qui sait me chérir, je m'en trouve ravie. Sais-tu quand les auspices nous seront favorables aujourd'hui ?

— Je n'ai pas cours de quinze à seize. On pourrait s'arranger pour passer du temps au quatrième étage, ça te dirait ?

— Oh, oui, ça me dit beaucoup, cette perspective me susurre des mots doux à l'oreille.

— Pas aussi doux que ta voix, c'est certain.

— Oh, voyons, voyons...

Anne-Marie hasarde un regard en dehors de notre cocon, comme pour vérifier que notre intimité n'est pas trop exposée. Cette fille est magnifique. Elle est capable de dévorer un Tolkien le samedi et un big mac le dimanche, sans transition. Je me souviens l'avoir vue mimer des duels à mort avec ses petites mains, tenant des frites pour figurer les épées, des tranches de concombre pour les boucliers, et faire les voix par-dessus. « Pour le Gondor ! Númenor ! » J'en avais avalé mon sprite de travers et tout recraché par le nez. On a tellement ri ce jour-là ! C'était notre troisième rendez-vous.

Son visage est tout sage. Il prend cet air grave, étonné et attentif quand elle pose des questions, à croire que le sort du monde est en jeu. Ses cheveux blonds ruissellent de chaque côté de son visage, raides et peu disciplinés. Elle porte toujours quelque chose de particulier qui la distingue des autres. Aujourd'hui, c'est une chemise dont le col en bataille sort de son pull tel une gerbe d'écume. Elle porte une jupe, aussi, et des collants épais qui disparaissent dans des souliers. Elle a tout d'une petite fille, mais cette expression concentrée témoigne de sa maturité d'adulte en formation. Très régulièrement, je me demande ce qu'elle fait avec un type comme moi, et je redoute la réponse : elle-même a des défauts que j'ignore délibérément. Mais cet équilibre fonctionne très bien, du moins pour le moment.

— Dis-moi, très-chère, je voudrais te poser une question que je n'ose poser à qui que ce soit d'autre.

— Mais bien sûr Faustin. J'accueille ta confidence avec enthousiasme et curiosité.

— Eh bien, ce n'est pas facile à dire, mais... est-ce que je sens mauvais ?

— Ah, ça, je serais bien en peine de te répondre. Je souffre depuis ma naissance d'une malformation du nez qui me prive d'odorat.

— Quoi ? Ça existe ?

— C'est une longue histoire riche en péripéties, je te la raconterai un jour. J'ai eu affaire à quantité de médecins dans ma vie.

— Mais alors, il est possible que j'aie effectivement des odeurs !

— Quelle importance puisque je ne les sens pas ? Pour moi tu restes mon cher, mon très cher Faustin.

Et elle vient lover sa charmante tête blonde contre ma poitrine, tel un chat se frotte contre les jambes des humains (pour échanger les odeurs, d'ailleurs). Les rouages se mettent à tourner à toute vitesse dans ma tête.

— Anne-Marie... comment font les filles pour sentir bon ?

— Je ne sais pas très bien ce que signifie sentir bon, mais on se lave les cheveux avec du shampooing, on se nettoie le corps avec du savon, certaines filles mettent du parfum.

— Quand tu te laves... tu utilises du savon ?

— C'est cela même.

— Diantre...

Contre ma poitrine, les cheveux soigneusement shampooinés d'Anne-Marie continuent de se frotter avec lascivité. Je les embrasse amoureusement et fais mes adieux à cette chère tête blonde. Aussitôt, je décide de manquer le cours suivant, et vais trouver les toilettes les mieux isolées, pour sortir mon smartphone et demander à Wikipédia tout ce qu'elle peut me dire sur le savon.

« Le savon est un produit liquide ou solide composé de molécules amphiphiles obtenues par réaction chimique entre une base forte, spécifiquement l'hydroxyde de sodium ou l'hydroxyde de potassium, et un ou plusieurs acides gras. »

Moi qui suis une quiche en chimie ! Je vais chercher, un par un, chacun de ces mots. Amphiphile, base forte, hydroxyde de sodium, potassium, acide gras... Merde et merde, je suis une brêle, incapable de différencier un acide d'une base, mais je cherche tous ces mots-clés. Je n'y comprends pas tout, d'autres pages m'expliquent d'autres choses. Qui savait que Potassium se note avec la lettre K parce qu'en allemand et dans d'autres langues, on l'appelle kalium ? Le mot kalium vient lui-même de l'arabe « al qaliyah » qui veut dire : « la cendre des plantes ». Mais je m'égare.

Un fois que j'ai épluché tous les mots-clés sans les comprendre, je poursuis l'article.

« Son caractère amphiphile lui donne des propriétés caractéristiques, notamment la capacité de ses composants moléculaires à se placer à l'interface entre la phase aqueuse (solvant hydrophile) et la phase lipidique (graisse hydrophobe), la formation de mousse et la stabilisation d'émulsions utiles pour le lavage. »

Je m'accroche, j'épluche chaque mot. J'apprend ce qu'est une phase aqueuse, et une phase lipidique. Ça veut dire : à base d'eau ou à base de graisse. J'apprend ce qu'est une émulsion : c'est un mélange de deux liquides qui normalement ne se mélangent pas.

Donc, le savon permet d'assembler ce qui normalement se repousse. D'un bout, il accroche l'eau, de l'autre, la graisse. Ce qui fait qu'en se lavant à l'eau savonneuse, on s'enlève la graisse du corps.

Fascinant ! J'ignorais tout cela ! Je n'aime pas mon corps, je n'aime pas me voir nu dans la glace. Je ne me douche pas souvent. Quand je le fais, je me passe juste de l'eau sur le corps. Je croyais, jusqu'à aujourd'hui, que le savon était une sorte d'option facultative pour se parfumer. Tout est clair désormais. Je repose mon smartphone sur mes genoux et me met à songer, rêveur, à cette chimie dont j'ignorais tant jusque là. Dans ma tête, je visualise les molécules qui s'accrochent les unes aux autres. Je les vois très bien. C'est simple la chimie, en réalité. Après tout, la matière est faite d'atomes qui se ressemblent tous. Ils sont eux-mêmes composés des mêmes particules : protons, neutron, électrons... Ces particules sont à leur tour issues de particules plus petites encore, et ainsi de suite jusqu'à s'apercevoir que la matière n'est que de l'énergie réduite à une faible niveau de vibration. À l'origine, tout est énergie, ce n'est après le big bang que l'univers a commencé à se dilater, à se refroidir, à former de la matière, de l'antimatière, de l'énergie noire. Des forces colossales se sont déployées, des batailles cosmiques ont eu lieu entre matière et antimatière... La plus fascinante des forces en présence, c'est celle qui a conduit le coeur des étoiles à fabriquer les atomes dont notre planète et nous-mêmes sommes composés. La Terre n'est qu'une poussière d'étoile, et ce qui a contribué à la fabriquer, c'est cette énergie nucléaire démesurée, qu'on pourrait comparer au feu d'une créature mythologique aux pouvoirs immenses : un immense dragon rouge, puissant et majestueux...

Bip bip.

Je cligne des yeux. J'ai été pris d'une rêverie, c'est mon smartphone qui m'en a sorti, sa batterie est bientôt épuisée. Voyons, où en étais-je ? Ah, oui, du savon. Il faut m'en procurer au plus vite, et rentrer à la maison prendre ma première vraie douche depuis longtemps. Ce projet a une priorité bien supérieure à d'autres, comme, par exemple, aller en cours. Je voudrais être propre pour retrouver Anne-Marie cet après-midi.

Je sors des toilettes, et cligne à nouveau des yeux, déshabitué de la lumière. Je me dirige tranquillement vers la sortie, jusqu'à ce que...

— Faustin Vaultier !

— Oui, madame Médiane ?

— Qu'est-ce que tu fais dans les couloirs en pleine heure de cours ?

Bon, bah tant pis. Ma douche devra attendre.

Abdalahad devise encore

Cette planète est décidément passionnante. Certes, comme tous les autres, j'ai suivi l'apparition de la vie puis des humains en leurs temps. Personne n'avait compris le but du jeu, à l'époque. Bien sûr, les organismes monocellulaires étaient une merveille d'orfèvrerie. Ceux qui ont suivi, plus complexes, étaient tout aussi beaux. Et le sont toujours. Mais à quoi bon donner une conscience divine à certains d'entre eux ? Cela reste de la poussière froide et humide, non ?

Personne n'a compris, tout le monde a accepté. Ce n'était pas nos affaires.

Maintenant, les autres sont partis, je suis le dernier à me poser la question. C'est malin.

Chose rassurante, les humains n'ont pas beaucoup plus d'idées que moi sur le pourquoi de leur présence dans l'univers. Encore heureux, après tout c'est bien pour ça que je viens vers eux.

Ceux sur qui j'ai soufflé ont répondu à mon appel. J'ai senti leur conscience effleurer la mienne, chose inhabituelle évidemment, et ô combien rafraîchissante, je dois le concéder. Bien sûr, ils ne savent pas qui je suis, mais cela changera. Il leur faut certainement du temps, puisqu'ils sont à ce point attachés à la matière. Celui qui s'est le plus facilement raproché de moi est également celui à l'avoir le moins bien supporté. Alors même que nous contemplions l'étoile de leur système, il est parti brutalement, sans crier gare.

Tout ceci est-il vraiment une bonne idée ? Ce ne serait vraiment pas malin de ma part si j'en abîmais un ! J'espère qu'ils vont mûrir pour qu'on puisse parler, parce que j'ai de plus en plus de questions.

En fait, mes questions suivent le chemin de toutes les questions que tout le monde s'était posé à l'époque où les humains ont ouvert les yeux sur le monde et obtenu leur propre voix. Le souci, à l'époque, et tout le monde s'en était vite rendu compte, c'est que les questions qui portent sur les humains sont de véritables trous noirs métapsychiques. La pensée se fait aspirer et quand on s'en éloigne, on se retrouve avec plus de questions qu'avant. Certains se sont intéressés à eux, se sont rapprochés de leurs boucles limitées, ont semblé s'y amuser même, et ont sombré derrière l'horizon des évènements. Pour moi, les humains sont une aberration, fin de l'histoire. Personne ne s'en mêle plus.

Sauf moi, évidemment. Les autres sont partis, j'imagine que c'est moi qui vais devoir m'y impliquer en entier. Nom d'une étoile à neutrons ! Je m'intéressais à ce que je ne savais pas, et me voilà pris dans le disque d'accrétion de la question humaine. Je ne sais pas où ça me mène, et c'est déjà un progrès dans mon expérience, n'est-ce pas ? Voilà déjà une chose gagnée dans ma quête d'ignorance : où la question humaine m'emmènera-t-elle ?

Augustine face au CPE

Mon corps respire un peu mieux depuis quelques dix minutes. Sur ce lit d'infirmerie, c'est plus facile. On m'a laissé tranquille pendant un moment, de quoi pleurer un coup, prendre un spasfon, et me reposer dans un minimum de silence et de sollitude.

J'entends la porte qui s'ouvre.

— Ça va mieux, Augustine ?

Je grogne une réponse affirmative.

— Bon, et bien, monsieur Charles t'attend dans son bureau. Ta mère devrait bientôt arriver.

Ma mère. C'est le bouquet. La situation était déjà assez moisie comme ça, maintenant ma mère va s'en mêler. Ou plutôt, la situation va se mêler de ma mère, et ma mère va encore prendre cher. Crotte et crotte.

Je me lève, remets mes chaussures. D'un pas chancelant, je traverse l'infirmerie, en sors, et engage mes pas dans le couloir. Heureusement, il n'y a pas trop de monde. Le bureau de M. Charles est situé juste à côté de celui de la vie scolaire, qui sert d'antichambre... Je traverse cette première pièce, en évitant de croiser le regard des dames qui y siègent, silencieuses comme des statues. Elles savent que je suis en mauvaise posture et n'en rajouteront pas. J'entre dans le bureau du CPE, qui est penché sur son ordinateur sans me regarder. Je fais un pas de plus et ne bouge pas.

Il concentre toute son attention sur son ordi, comme si je n'existais pas. C'est très énervant, j'ai l'impression d'être un élément du décor, au même titre que le masque africain accroché au mur derrière son bureau. Et puis, subitement, il arrête de cliquer, s'éloigne de l'écran, enlève ses lunettes, se pose au fond de son siège, se tourne vers moi.

— Augustine. Assieds-toi, s'il te plaît.

Et voilà, maintenant il me scrute avec la même attention que son ordi il y a une seconde. C'est déstabilisant, ces gens qui peuvent switcher comme ça. Je m'assois, son regard perce derrière ses lunettes, le genre de lunettes déjà ringardes mais qui en plus ont les branches attachées par une ficelle qui lui passent derrière le cou. C'est un type plutôt grand, avec des traits creusés, pas mal de rides, des cheveux un peu en bataille, mais surtout, cette aura de ministre qui fout les boules à tous les élèves du lycée. Quand il nous regarde comme ça, on se sent crétin. Il n'y a rien de méchant dans son regard, seulement je ne connais personne qui regarde les gens comme il fait. C'est sûrement pour ça qu'on le paye.

— Alors, Augustine, raconte-moi.

Et en plus, c'est pas grave pour lui. Je suis un dossier parmi d'autres. Il s'en contrefiche, que j'ai les boules. J'ai frappé un élève, mais lui, on dirait qu'il prend le café avec moi et qu'il me demande tranquillement de raconter ma journée. Ça m'énerve, ça m'énerve.

— Heu... sous le coup de la colère, j'ai insulté et frappé Tom Legoupil, tout à l'heure.

— Oui, ça c'est ce que j'ai cru comprendre ! Ce qui m'intéresse, c'est pourquoi tu as fait ça. Qu'est-ce qui t'arrive en ce moment ? Qu'est-ce qui se passe, Augustine ?

Je ne supporte pas les gens, au point de m'isoler régulièrement pour tenter de canaliser mes angoisses et mes pulsions agressives. Mes parents sont au bord du divorce et je sers de No Man's Land entre leurs tranchées respectives. Ma mère est incapable d'affronter la vie, mon père est un salaud fini qui ne dit rien. Ce matin j'ai écrit des trucs chelous dans mon cahier et je suis en train de questionner sérieusement ma santé mentale. Tom est un abruti qui n'est pas capable de rédiger une sous-partie sans qu'on lui dicte tout à la lettre. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive alors je l'ai frappé pour me défouler. Mais tout ça c'est mes affaires et je vous emmerde.

— Heu... je n'ai pas d'excuse.

— Ah, mais je ne te demande pas d'excuses !

— Je présenterai mes excuses à Tom.

— Mais, Augustine, tu ne veux pas me dire ce qui se passe ? On ne frappe pas les gens comme ça ! Il doit bien y avoir une raison !

Tu sauras rien, mon bonhomme. J'ai bien compris ce que tu veux faire. Je vois clair dans ton jeu. Mais tu m'auras pas comme ça. Allez, pose encore tes questions. Et voilà, encore des réponses standards et vides. L'entretien n'a plus aucun sens désormais. J'ai gagné la bataille et il le sait. Il ne saura rien. J'ai frappé quelqu'un, je serai punie pour ça, j'assume, fin de l'histoire. Je le vois tourner sur sa chaise, à droite, à gauche, en mordant une branche de ses lunettes, l'air perplexe.

On frappe à la porte.

— Entrez ! lance-t-il.

Ma mère entre. Ah oui, c'est vrai, manquait plus que ça. Elle me fait une bise sur le haut du front, doucement, et s'installe sur la chaise.

— Mme Lambert, commence le CPE. Ce matin, Augustine a eu un comportement qui a perturbé le vivre-ensemble de l'établissement, et je vous ai contacté pour...

— Qu'est-ce que tu as encore fait ?

— ... pour qu'on en parle ensemble, et....

— Mon Dieu, Augustine, qu'est-ce que tu as fait ?

— J'ai frappé un camarade.

— Mon Dieu ! Mais pourquoi !

— ... attendez, Mme Lambert, il me semble que...

— C'est un crétin, j'étais énervée, j'ai mal au ventre, j'ai bientôt mes règles, ça te va ?

— Mon Dieu mais qu'est-ce qu'on va faire de toi ?

— Mme Lambert ! Je vous prie de m'accorder un peu d'attention, s'il vous plaît !

Voilà. Et bla bla bla, et gna gna gna, le dialogue de sourd continue pendant dix minutes. Exclusion pendant une journée, excuses à présenter à Tom, etc. Mais moi je sais que cette conversation est parfaitement inutile. M. Charles espérait démêler les fils avec ma mère, il s'est rendu compte que l'affaire ne fait que se compliquer. Ma pauvre mère est absolument hors d'atteinte, désespérément loin. Elle ne sait pas gérer sa propre vie, comment pourrait-elle s'occuper de sa fille qui pète un câble ? On peut parler tant qu'on veut, dans ce bureau, ça ne changera rien à l'état de fait : je suis la seule, absolument la seule personne à pouvoir s'occuper de moi. Et pour le moment ce n'est pas compliqué : j'accepte ma punition, je dis que je ne recommencerai pas, rien de plus.

L'entretien se met à patiner, les phrases se répètent. Les mots de M. Charles glissent sur moi comme sur ma mère, pour des raisons différentes, mais ils glissent tout de même. On est sur le point de clore la situation, quand soudain, on frappe à la porte.

— Oui ! lance le CPE de sa voix de stentor à la porte qui s'entreouvre.

— M. Charles, on a une situation, dehors, avec Jacob Mlynikowski.

— Ça ne peut pas attendre ?

— Là on a besoin de vous.

Il gromelle, nous fait ses adieux en résumant ce qu'on a déjà dit, et prend congé.

Ma mère est toujours sur sa chaise, les yeux dans le vague. Sans me regarder, elle me lance :

— Bon, je te ramène à la maison ?

— D'accord.

On se lève et on laisse le silence nous entourer sur le chemin qui mène à la voiture. On croise M. Charles, avec Jacob qui le suit, vers son bureau. Finalement, M. Charles est un type courageux, si l'on considère tous les gens bizarres qu'il doit gérer. Le Jacob, là, il est vraiment chelou. Il est mignon mais ne s'habille qu'en noir, ne parle avec presque personne, et aujourd'hui il a vraiment l'air perché. Je sais pas ce qu'il fait de sa vie mais il a l'air atteint.

On monte dans la voiture, on boucle nos ceintures, le moteur s'allume, le reste c'est du silence. Hormis le linge sale, le carnet de notes et mon père, on n'a plus de vrai sujet de conversation depuis des années. La route défile, silencieuse, de rond point en feux rouges, où l'on s'arrête.

— Au fait, tu as des nouvelles de ton père ?

Je maugrée, répond oui, sors mon portable, et me souviens du dernier message de mon père.

Merde et merde.

Jacob face au CPE

Il s'installe dans son fauteuil avec violence, ce qui n'est pas pour me rassurer. Quant à moi, je me suis souvenu de comment on utilise une chaise, et me suis appliqué à poser mes fesses sur celle qui est disponible. Mon corps ne réagit pas beaucoup à ce que je lui demande de faire, j'ai l'impression d'être un mini-alien aux commandes d'un robot immense.

— Bon, Jacob, dis-moi ce qui se passe, parce que tu as fait peur à tout le monde, là.

Qu'est-ce que je vais lui dire ? Que j'ai été pris d'une extase mystique suivie de visions cosmiques ?

— Heu... j'ai été pris de vertiges.

— Dis-moi plutôt ce que tu as fumé.

Ça alors, c'est l'explication la plus simple, la plus évidente, et bien sûr, la plus éloignée de la vérité. Je n'ai jamais été ivre de ma vie. Je n'ai jamais tiré sur sur un seul des joints que les autres lycéens roulent sur les bancs publics des parcs de la ville, quand ils se sentent assez libres pour le faire. Quant aux autres substances, elles ne m'ont jamais intéressé. On m'a déjà dit : « Mec, tu n'as pas besoin de drogues, tu es déjà perché naturellement ». Et je dois avouer qu'il y a quelque chose de vrai là-dedans. Tout se passe comme si j'étais tombé dans la marmite de LSD quand j'étais petit.

— Heu...

Le regard de mon interlocuteur est perçant. Il s'infiltre dans mes pensées comme de l'eau coule au travers de la montagne, détruisant seulement ce qui bloque son passage, creusant lentement ses chemins pour y passer plus facilement ensuite. Cet homme a beaucoup trop de puissance mentale pour que je lui résiste longtemps. Il faut que je trouve un chemin pour sortir rapidement de cette situation, sinon il saura tout de moi. Ses yeux sont bleus comme l'un de ses lagons insondables où l'on s'imagine couler sans pouvoir remonter à la surface.

— Ça veut dire quoi, « heu » ?

— Ça veut dire que, heu...

Vite vite vite. Je n'ai pas le temps, il faut absolument que je dise quelque chose avant qu'il ne trouve de piste plus concrète. Je dois fuir la vérité, sinon tout va y passer. Mon Dieu, je suis foutu, je suis foutu. Et qu'est-ce qu'il m'arrivera ensuite ?

Du calme. À ne pas oublier : je suis un mini-alien aux commandes d'un robot géant. Je n'ai qu'à me réfugier à l'intérieur de mon crâne, là où se trouve la tableau de bord. Il suffit de lâcher les manettes... et voilà. J'y suis. Tout seul, en sécurité. Bien. Ah, ça va mieux ! Faisons un check-up de notre état mental.

  • La mémoire : ne remonte qu'à cinq minutes en arrière. À travailler.
  • Les opérations formelles : deux plus deux égale quatre, quatre puissance quatre égale deux-cents-cinquante-six. Tout va bien.
  • Le langage : « Bien mal acquis ne profite jamais ». Ça ira.
  • La prise de décision : c'est ce qui nous intéresse le plus, repassons d'abord sur la mémoire.
  • La mémoire : Je m'appelle Jacob Mlynikowski, j'ai dix-sept ans, élève de première L, mes parents sont psychologue et éducatrice, j'ai une petite soeur qui s'appelle Manon, de temps en temps je fais des voyages astraux pour discuter avec une entité dont j'ignore tout.

Bien, revenons à la prise de décision. Le CPE m'a vu dans un état anormal et s'inquiète. Il est persuadé que j'ai fumé quelque chose et je dois lui donner une explication. L'explication la plus acceptable pour lui sera donc que j'ai fumé quelque chose. Facile. Maintenant on retourne aux manettes et on se rebranche au corps.

— Dis donc, Jacob, tu m'écoutes quand je te parle ? À te voir avec un tel regard, je me demande bien ce que...

— J'ai fumé un joint.

— Pardon ?

— Avant de venir en cours. J'ai fumé un joint, à neuf heures moins le quart. Derrière l'entrepôt du Super U.

— C'est donc ça ?

— J'ai trop fumé. Quand je me suis retrouvé dans la cour, je me suis laissé emporter par l'euphorie. Et maintenant encore, je suis sous influence et j'ai du mal à tenir cette conversation, c'est pour ça que j'ai le regard dans le vague.

Silence. Il est complètement en arrière sur son siège, les bras sur les acoudoirs. Son regard a perdu de sa dureté et exprime plutôt une certaine lassitude.

— Mais qu'est-ce que je vais faire de toi...

— Ça ne se reproduira plus, monsieur Charles. Je comprends que j'ai dépassé les bornes.

— C'est bien le moins que tu puisses dire. Tu vas avoir des problèmes, Jacob, ça c'est moi qui te le dis. Bon, tu fumes souvent ?

— Non, pas du tout. Ce matin c'est l'une des rares fois où ça m'arrive. Je ne suis pas du tout habitué et les effets en sont d'autant plus puissants.

— C'est vrai, ce que tu me racontes ? Tu n'es pas un fumeur régulier ?

— Je ne le suis pas. C'est pour ça que je peux vous dire que ça ne se reproduira plus. Je suis conscient d'avoir fait une bêtise, je m'en veux beaucoup.

Silence. Il mâchonne une branche de ses lunettes dans sa bouche. Avant, il tentait de me percer, désormais, il me jauge. Je soutiens son regard. J'ai offert à l'eau un chemin satisfaisant pour traverser la montagne. Il se lève enfin, son fauteuil tourne dans le vide. Il fait les cents pas, les bras croisés, et me regarde enfin, les yeux clairs et le regard ouvert.

— Tu vas aller à l'infirmerie, pour te reposer et te dégriser. Tes parents seront prévenus, tu dois le savoir. On te tiendra au courant de la sanction la plus appropriée.

— Merci, Monsieur.

Je me lève et vais à l'infirmerie. L'infirmière lève la tête de son bureau et me demande pour quoi je viens, j'explique que M. Charles m'a envoyé ici pour me reposer. Elle me demande pourquoi, et je dis que j'ai fumé un joint et que j'ai déjà été engueulé suffisament aujourd'hui. Je vais m'allonger sur le lit dans la pièce d'à côté, et je m'endors rapidement, exténué.

Faustin face au CPE

Je suis Mme Médiane jusque dans le bureau de la vie scolaire. Je croise ce type de ma classe, Jacob, qui en sort quand j'y rentre. Il fait une drôle de tête. Mais bientôt je n'y fais plus du tout attention, parce que voilà M. Charles qui sort de son bureau attenant, et qui m'aperçoit tout de suite. Il a les yeux écarquillés et me montre du doigt en disant :

— Faustin ! Et toi, qu'est-ce que tu as fait ?

— J'ai manqué un cours.

— On va voir ça ! Viens dans mon bureau !

Mme Médiane s'interpose.

— Je peux voir ça avec lui, tu sais.

— Je m'en charge ! Aujourd'hui c'est la journée ! Faustin viens par ici !

Et ben dis donc il n'est pas d'humeur. Ses gestes sont brusques, il se laisse tomber lourdement sur son fauteuil. Moi, je m'installe doucement sur une chaise de l'autre côté du bureau. Il me jette un regard vide, presque implorant, et me demande avec un étonnement mêlé de désespoir :

— Pourquoi as-tu manqué un cours, Faustin ?

— J'ai effectué un tri dans mes options, le cours ne s'est pas trouvé en priorité dans ces options.

— Qu'est-ce qui s'est retrouvé plus important que le cours ?

— De façon assez inattendue, il a absolument fallu que je m'isole dans les toilettes pour consulter l'article « savon » sur Wikipédia avec mon smartphone.

Il ouvre les yeux encore plus grands, si c'était possible.

— En quoi cela est-il plus important qu'un cours ?

— Monsieur, je me suis soudain rendu compte, passez-moi l'expression, que je pue. Il me fallait tirer l'affaire au clair.

— Tu viens de te rendre compte que tu pues ? Et pourquoi, parce que...

— ... Je n'utilise pas de savon. C'est ça.

Il détourne le regard et renifle l'air ambiant d'un air questionneur. Impossible d'interpréter sa réaction éventuelle.

— Et pourquoi Mme Médiane t'a-t-elle aperçu dans les couloirs ? Où allais-tu ?

— Monsieur, j'allais m'acheter du savon et m'en servir chez moi pour prendre une douche.

— Cela ne pouvait pas attendre la fin de la journée ?

— Je tenais à être parfaitement propre pour un rendez-vous galant cet après-midi, monsieur.

— Et comment cela se fait-il qu'on puisse arriver à ton âge sans savoir utiliser le savon ?

— C'est un mystère, que je ne m'explique pas autrement que par le fait que je vis sans maman depuis plusieurs années.

Il pose sa tête contre son dossier et ferme les yeux, comme s'il s'autorisait une pause après une longue journée de travail. Puis il les rouvre et tourne un peu la tête vers moi.

— Toi, au moins, tu as des réponses concrètes à mes questions, vraiment, ça change. Dis-moi, puisque que tu as réponse à tout... Qu'est-ce qui rend ta génération aussi dingue ?

— Je pense que c'est la contradiction profonde qu'il y a à vivre avec un corps d'adulte et un esprit d'enfant. Notre génération est en manque absolu de repères. Les institutions ne rassurent plus personne, les politiques mentent, les fanatiques tuent au nom de la religion, les acteurs les plus aimés cachent leur argent en Suisse, et pendant ce temps, nous autres lycéens devons rester assis huit heures par jour sur une chaise, à ne rien faire.

— Je ne comprends pas... c'était la même chose à mon époque. Quelle différence présentez-vous ?

— Les trente glorieuses sont finies, la guerre des idéologies n'a plus lieu d'être puisque le capitalisme a gagné. Nous n'avons plus d'idéal vers lequel tendre.

Il me regarde avec les yeux les plus intenses que j'ai jamais vus. Quelles pensées peuvent bien tournoyer dans le crâne de cet homme si mystérieux ? Que pense-t-il de moi ? Que pense-t-il de nous ? Qu'est-ce qu'il a bien pu vivre dans la journée pour me poser ces questions-là ? Je ne le saurai pas. Tout ce que je sais, c'est qu'il soupire, remet ses lunettes sur son nez, et se rapproche de son bureau.

— Il faudra que tu viennes ici plus souvent pour discuter avec moi, Faustin. Bon, en attendant, je te fais un mot. Tu vas sortir maintenant, acheter du savon, prendre une douche, et revenir pour 14 heures. Tu diras à tout le monde, y compris aux dames de la BVS, que tu as une raison familiale. D'ailleurs, c'est ce que je te marque sur le mot. Personne ne te posera de question.

— Je ne sais pas comment vous dire merci...

— Tu vois, Faustin, à la différence des autres élèves, tu es capable de parler en adulte et d'expliquer concrètement ce qui t'arrive. Si tu savais la maturité des autres quand ils se trouvent confrontés à l'autorité... Ah là là. Toi au moins, ça ne te viendrais pas à l'idée de fumer un joint avant de venir en cours, n'est-ce pas ?

— Heu... Non, bien sûr, évidemment que non.

— Bon, allez, file.

Je sors de là, passe devant les dames de la BVS, et m'enfuis par le portail du lycée.

Je n'arrive toujours pas à y croire. J'ai simplement répondu à ses questions, et il m'a laissé sortir ! C'est quand même incroyable ! Et pourtant, tout est clair. Pourquoi je suis sorti de cours, l'importance du savon, mon désir d'aller prendre une douche... jusqu'à mon avis sur les troubles de notre génération, il n'y a rien de ce que j'ai dit que je n'aie pas pensé entièrement. Tout est d'une clarté fondamentale. Normalement, je lui aurais menti, comme n'importe quel élève, afin de sauver ma peau. Ici, c'est au contraire l'honnêteté qui a payé. C'est la première fois de ma vie que ça m'arrive et c'est très étrange.

J'achète du savon dans un supermarché et rentre chez moi. Comme c'était ma mère qui s'occupait de moi et que je ne sais pas le faire, je vais demander à Google comment ça marche. Je tombe sur des tutoriels de femmes qui expliquent qu'il faut d'abord se brosser pour enlever les peaux mortes, passer cinq minutes au sauna, utiliser une éponge molle avec du savon au PH neutre, et appliquer de l'huile de rosemarin sur la peau après la douche. Maintenant je sais pourquoi les filles sentent aussi bon.

Je me contente de passer le savon sur mon corps mouillé, et ne peux m'empêcher de penser aux milliards de liaisons chimiques qui ont lieu au même moment. J'ai l'esprit clair et apaisé.

Abdalahad réfléchit

Décidément, les humains m'étonneront toujours un peu plus. Les trois sur qui j'ai soufflé ont mystérieusement tous été en rencontrer un quatrième, manifestement pour lui parler de ça. Cette autre personne est un humain plus vieux qu'eux, il a l'air responsable. Je n'ai aucune idée de la teneur de leurs conversations, ils avaient tous fermé leurs canaux. J'espère juste qu'ils n'ont pas eu trop de problèmes à cause de moi. Mais qu'est-ce que ça veut dire, ne pas avoir de problème  Les humains sont un paradoxe vivant : de l'énergie consciente prisonnière d'un corps si fragile et limité, mais qui s'acharne pourtant à rester dedans par tous les moyens. Mais pourquoi ?

Tuer le père

Augustine

Le voyage en voiture avec ma mère est silencieux. Il s'est mis à pleuvoir, de ce temps de chien qui n'est ni du gris ni de la pluie, mais quelque chose entre deux. L'humidité rentre même dans la voiture, le chauffage ne fonctionne vraiment qu'au moment où on est arrivées, après de longs silences. Je déteste ces moments, maman les déteste sans doute, on s'est mises d'accord pour se la fermer.

Sitôt rentrées, je monte dans ma chambre et m'enferme sous ma couette, roulée en boule, des écouteurs sur la tête. Toujours la même chanson : John Lennon qui chante Love, l'enregistrement de 1970. Cette voix semble me parler de très loin et de très près à la fois. Les mots tombent comme des gouttes de pluie sur un jardin. J'avais peur, ils me rassurent. John a vécu bien plus de choses que moi, il est la bouée à laquelle me raccrocher. Du fond des années hippies, il vient me rappeler que les choses devraient être simples.

« L'amour c'est réel, réel est l'amour
L'amour c'est sentir, sentir l'amour
L'amour c'est vouloir, vouloir être aimé.

L'amour c'est le toucher, le toucher est amour,
L'amour c'est atteindre, atteindre l'amour,
L'amour c'est demander d'être aimé.

L'amour c'est toi,
Toi et moi,
L'amour c'est savoir
Qu'on peut être nous.

L'amour c'est libre, libre est l'amour,
L'amour c'est vivre, vivre l'amour,
L'amour c'est le besoin d'être aimé. »

J'envoie paître toutes les conneries de la journée. Le prof d'histoire, ma copine Clémence, mon cahier où j'ai écrit n'importe quoi, Tom l'incapable, mon accès de violence, le CPE, hop j'envoie tout ça aux chiottes et je tire la chasse. Il n'y a plus que moi sous cette couette, moi et la voix de John qui me parle d'amour. Mais qu'est-ce que l'amour ? C'est la manière qu'ont mes parents de me traiter ? Laissez-moi rire. Ce qu'on échange avec les garçons ? Pfuit ! Des regards dans les couloirs, des remarques grasses et débiles. L'amour c'est ce dont font preuve mes copines ? J'ai pas de copines. Je n'ai que des pions que je manipule à ma guise, des adolescentes influençables par manque d'amour-propre. Je le sais parce que je n'ai aucun amour-propre. L'amour c'est l'estime de soi ? Mais où est passée cette Augustine conquérante et rayonnante, qui fait avancer les cours, qui rabat le caquet des garçons, qui est enviée par les autres filles ? Disparue. Tout ce qu'il y a au fond de mon lit, c'est une boule de nerfs, un corps recroquevillé qui respire difficilement, l'échec du projet humain. Je déteste cette forme abjecte, cette carcasse puante, cette chose que je suis forcée de reconnaître tous les jours dans le miroir. L'amour, c'est la voix de John Lennon, toute proche et toute lointaine, qui me parle au travers de mon casque. L'amour, ça existe presque.

Toc toc. Ma mère entrouvre la porte de ma chambre. Je libère une oreille pour entendre.

— Ton père n'est pas rentré, tu as de ses nouvelles ?

— Il m'a envoyé un SMS qui disait qu'il ne rentrera pas ce soir.

— Ah, d'accord.

La porte se referme avec tous les petits bruits mécaniques entendus dix mille fois dans une vie : grincement, clic, dégrincement, des pas qui s'éloignent. Si je faisais attention, je pourrais sans doute entendre le placard qui s'ouvre dans la cuisine, là où ma mère range le whisky. Mais je ne veux rien entendre de tout ça. Ma vie est trop horrible pour que je puisse m'intéresser à celle des autres, fut-ce celle de ma mère. Heureusement, je suis tellement crevée que le sommeil vient m'emporter bien rapidement.

Dans mes rêves, je vole au-dessus d'îles inconnues où l'océan vient s'écraser en vagues énormes. Je vole au-dessus, pleine d'une jubilation incroyable. Je m'amuse à compter chaque goutte d'eau, à voler au-dessus de chaque rocher, à passer à l'intérieur des vagues qui forment des rouleaux, comme le ferait un surfeur. Je ressens une joie pure, neuve, sauvage.

Le réveil me trouve un peu moins déglinguée qu'hier. Je me lève tant bien que mal, trouve les objets à leurs place, me fait un café (oui, j'ai 17 ans et je bois du café), tartine de la confiture sur des biscottes, m'assieds sur la chaise haute à la table de la cuisine. Entre deux cron-crons (c'est le bruit que fait une biscotte qu'on mange), je me demande ce que ce rêve est venu faire dans ma nuit. Je n'en ai pas la moindre foutue idée, mais au moins il m'a mise de bonne humeur. Ça va mieux depuis hier, et une journée sans lycée me fera le plus grand bien. On peut faire tant de choses quand on a. La. Journée. Libre.

Je sais.

Montée dans la chambre, j'en ressors cinq minutes plus tard, habillée coiffée et tout. Les filles qui ont besoin d'une heure pour se préparer, c'est un cliché. Rien n'arrête une femme déterminée. Ni le regard étonné de sa mère, ni ses questions légitimes, ni une porte d'entrée, ni cinq étages en escaliers, ni deux kilomètres de marche pour traverser la ville. Mon visage martèle la pluie au moins autant que la pluie martèle mon visage.

Nous y voilà. L'agence de la banque. La porte s'ouvre sans difficulté. À l'intérieur, une grande pièce, un guichet au centre pour accueillir les nouveaux arrivants, quelques fauteuils, beaucoup de portes et de cloisons à moitié transparentes, ce sont les bureaux des banquiers. Je sais exactement où se trouve le bureau qui m'intéresse, je m'y dirige. Au moment où je passe à côté du guicher, la personne qui s'y trouve fait :

— Mademoiselle, heu, madame, bonjour, vous avez rendez-vous ?

— Ouais, c'est ça, j'ai rendez-vous, je rétorque.

— Attendez, vous ne pouvez pas vous présenter comme ça, attendez !

M'en moque. J'ouvre la porte du bureau et la referme derrière moi. À l'intérieur, un bureau, un ordinateur, une imprimante, des tableaux aux murs, et sur le fauteuil, mon père.

— Toi ! je m'exclame.

Mon père s'est levé. Il s'écrie : « Augustine ! » Je suis debout devant lui. Il fait signe à la personne de l'accueil, qui a ouvert la porte derrière moi, de refermer la porte, qu'il me connaît, etc. La porte se referme.

— Qu'est-ce que tu fais là, Augustine ?

Son visage est étonné, profondément étonné.

— Et toi, papa, qu'est-ce que tu fais ? Hein, qu'est-ce que tu fais ?

Je m'approche du bureau, saisit l'écran de l'ordinateur des deux mains, tire dessus (les câbles gémissent et le retiennent), et le jette par terre. Il ne se brise pas en mille morceaux, mais il s'éteint, et il me semble même que sa surface est fendue. En tout cas, il y a eu un craquement de plastique. Mon père s'est raproché, mes yeux ont commencé à pleurer, mais je reste maître de moi.

— Augustine, tu vas te calmer tout de suite sinon ça va mal finir.

— Comment tu veux que ça finisse plus mal ! Maman boit son whisky pour oublier que tu la trompes avec ta pétasse de responsable marketing, je me fais virer du lycée parce que je suis devenue violente, et toi t'es au courant de rien, tu m'envoies des SMS parce que t'es plus capable de parler directement à ta femme. Ça ne va pas, mais alors ça ne va pas du tout. Comment tu voudrais que ça finisse plus mal !

J'ai parlé assez fort pour que le son traverse la cloison semi-transparente. Derrière, les silhouettes des collègues de mon père. Ils ont tout entendu. Le visage de mon père est allé de l'étonnement à la rage. Il me saisit le bras droit avec sa main gauche, j'essaie de me dégager, mais déjà la paume de sa main droite se lève pour me donner une claque.

Il se passe quelque chose que je ne comprends pas trop. Le temps semble ralentir... ou ma pensée s'accélérer... quoi qu'il en soit je n'ai plus peur. Le stress de la situation a fait place à une sérénité que je ne m'explique pas. Je baisse la tête juste à temps, la gifle passe au-dessus. Je fais un pas vers l'avant, me voilà à côté de mon père. Il me tient toujours la main, je me sers de cette prise. Je tourne sur moi-même pour faire face à la même direction que lui, et puis je fais un pas en arrière en me baissant sur mes appuis. La prise de mon père sur mon bras l'entraîne à tourner sur lui-même et à perdre son équilibre : il tombe sur le dos. Je lui cale un coup de pied dans le ventre : il lâche mon bras en se tordant de douleur. Je suis toujours très calme. Sans savoir pourquoi, je prends une voix très autoritaire et le vouvoie :

— Monsieur Lambert, vous allez parler à votre femme de façon directe, en laissant votre fille en dehors de tout ça.

La porte se laisse ouvrir docilement. Dix visages héberlués me regardent sortir du bureau. Je repasse à côté du guichet où des clients me contemplent avec des yeux ronds. Je lâche :

— Ne faites pas confiance aux banquiers, achetez du bitcoin.

Dehors, la pluie continue de tomber finement. Elle rencontre un visage serein : c'est le mien.

Retour sur Terre

Jacob

Réveillé à l'infirmerie, tout va bien. On me laisse sortir, l'heure de la fin des cours est passée depuis une heure. Il fait déjà nuit. Le chemin depuis le lycée achève de me remettre les idées en place. Décidément ça fait du bien de marcher. Me voilà de nouveau en pleine possession de mes moyens, simplement secoué par tant d'expériences. Nom d'un chien ! Que d'aventures ! Je serais presque content de ce qui s'est passé, si le retour sur terre n'avait été si brutal, et les conséquences si embarrassantes.

Mais cette extase ! Ces visions ! Cette beauté farouche ! Je donnerais cher pour pouvoir tout revivre. Pendant quelques minutes qui m'ont paru une éternité, j'étais enfin libre, profondément libre, détaché du quotidien. Le monde s'est offert à moi, dans son expression la plus pure. C'était comme rêver à voix haute, comme penser éveillé. Un instant. Ça ne serait pas l'inverse ?

J'étais libre. Je me rapprochais du soleil, vers une sorte d'union mystique avec le divin. J'étais grand, puissant, sans peur.

BAM !

Merde, et merde, je rêve ou je me suis pris un arbre dans la tronche ? Je dois être un peu trop pris dans mes pensées quand je marche. Ah, voilà la maison.

Zut. La maison. Galère et galère. S'il y a bien une chose que je redoute maintenant, c'est de passer cette porte. Après ce qui s'est passé aujourd'hui, je suis bon pour me prendre un savon. Vais-je vraiment me jeter de moi-même dans ce pétrin ? L'espace d'un instant, je regarde à gauche et à droite, à la recherche d'un échapatoire. Hélas ! Rien. Je vois mal où j'irais. Ce sera la porte.

Tourner la poignée, rabattre le battant derrière soi, poser son sac par terre, enlever ses chaussures, acrocher son manteau au mur, enfiler ses chaussons. Routine bien connue. Traverser le salon, jusqu'à la salle à manger (c'est une grande maison), encore quelque chose d'automatique. Trouver mon père assis à table, sans que le moindre objet ne fasse relief sur cette table... moins habituel. Il y est accoudé, les mains jointes, le regard dans le vide. Je viens m'asseoir, non en face de lui, mais un peu en diagonale, pour ne pas faire face à son regard. Il prends la parole :

— Que s'est-il passé ?

Sa voix est douce, un peu inquiète, déçue surtout. Je réponds sans grande émotion.

— J'ai dit à M. Charles que j'ai fumé un joint.

— C'est vrai ? Tu as fumé un joint ? demande-t-il doucement.

Inutile de mentir, cette fois. Mécaniquement, je rétorque que non.

— Que s'est-il passé, dans ce cas ?

— J'étais dans la cour, et j'ai eu... une expérience particulière. J'ai ressenti une joie profonde, et j'ai eu... des visions. Je me suis détaché de mon corps, je voyais tout en plus intense. Et je me suis éloigné, j'ai commencé à me rapprocher du soleil...

— Tu es sorti de ton corps ? me coupe-t-il un peu sèchement.

— Heu... je pense.

— Et ça t'arrive souvent ? lance-t-il d'une voix de plus en plus précipitée.

— J'imagine. Je sors régulièrement, sur mon lit, et je vais...

— Comment as-tu commencé à faire ça ?

Cette fois il a perdu son calme, il s'est tourné vers moi et me lance un regard furieux, alarmé. Mais qu'est-ce qui lui arrive ?

— Heu... j'utilise les battements binauraux que j'ai trouvé dans tes cartons. Il y avait un CD marqué « Brainwave » et je l'ai rippé en mp3.

— Tu as fouillé dans mes affaires !

Maintenant il est furieux, mais qu'est-ce qui lui prend ?

— Bon papa, c'est quoi le problème ? Tu as des cartons plein de vieux tests de QI, de bouquins de psychanalyse, et ça ne t'a jamais gêné que je fouille là-dedans.

— Oui, mais ça ! Mais ça !

Il se prends la tête entre les mains, les repose brutalement sur la table et me regarde droit dans les yeux.

— Ça c'est dangereux, tu comprends ? J'en ai vu des quantités, des patients en psychiatrie qui ont fait mumuse avec l'ésotérisme, la magie, les drogues, tous ces moyens de transfomer l'esprit en puzzle. Ils ont joué, et ils ont perdu. À ce point sortis d'eux-mêmes qu'ils ont perdu le chemin du retour. Tu devrais les voir. Un jour je t'emmènerai faire un tour dans mon service. Et toi, qu'est-ce que tu fais... ah, mon Dieu.

— Non mais attends, j'ai juste écouté des mp3 sur mon lit, dis-je pour me défendre.

— Et tu as fini complètement halluciné sur la cour du lycée !

— Mais putain mais on peut rien faire avec toi !

Je m'emporte, moi aussi, je jette mes poings sur la table et hausse le ton. Je continue :

— On a une vie de merde, on doit passer la journée sur des chaises, à apprendre à obéir à un système qui ne marche pas, pour devenir de gentils moutons, et y'a pas moyen de sortir du rang. Non mais attends, moi ça va, je fais pas de conneries si tu compares avec les autres. Aujourd'hui y'a une fille qu'a frappé un mec pour une histoire d'exposé ! Il y a des terminales qui sortent en teuf, se prennent des ecstasy et s'en vantent le lundi. Il y en a qui se bourrent la gueule tous les vendredis soirs, d'autres qui se filment en train de baiser dans les chiottes du lycée, et moi qu'est-ce que j'ai fait ! Mais j'ai fait de mal à personne, moi, redescends sur terre !

J'ai avancé sur la table, lui a un peu reculé sur sa chaise. Il a senti mon énervement. Il retrouve son calme, s'avance à nouveau légèrement, et m'ordonne d'une voix mesurée :

— Jacob, je ne veux pas que tu écoutes ces battements binauraux.

— Mais pourquoi !

— Ils ont été conçus pour être utilisés dans un cadre clinique, avec un projet psychothérapique. Il ne sont pas à prendre à la légère. Mal employés, ils peuvent morceler la psyché, comme tu l'as vécu aujourd'hui.

Le ton est autoritaire. Après tout, c'est lui le psychologue. Je me résigne, le regarde et lui lance un « d'accord » peu enthousiaste, et m'efface de la pièce.

Je suis debout dans ma chambre, dans le silence. Les objets sont tous à leur place, les étagères, le bureau, les posters sur les murs. Un seul bruit, un battement sourd : mon cœur.

Marre de ce monde à la con. Il suffit qu'on tente de se libérer, ne serait-ce qu'un tout petit peu, du quotidien, et voilà que quelqu'un vous tombe dessus pour vous dire « C'est pas bien, ce que tu fais, enfin je te dis ça pour ton bien, pas parce que ça me dérange personnellement ». Bande d'hypocrites ! Bien sûr que ça les dérange ! Ça les dérange que je sorte de mon corps et que je fasse du hors-piste ! Ça les dérange que je ne me range pas ! Ça les dérange que je voie des choses qu'ils ne voient pas, ou que j'entende des choses qu'ils n'entendent pas. Ils sont jaloux, tous simplement jaloux, et effrayés aussi, parce qu'ils auraient peur de sortir de leur confortables sentiers battus.

De là où je suis, et malgré la pénombre, j'aperçois ma table de nuit. Dans le tiroir, mon casque et mon lecteur mp3. Mes battements binauraux sont toujours là, évidemment. Papa n'a pas réclamé que je les rende – et comment pourrait-il l'exiger ? À l'heure du numérique, il est devenu quasiment impossible de détruire un fichier informatique. Ces sons sont présents sur l'ordinateur familial, et je pourrais bien l'avoir sauvegardé dans un mail que je me serais envoyé à moi-même, ou sur un cloud. À vrai dire, je suis sûr de pouvoir les trouver sur YouTube sans le moindre effort.

Je sors le matériel du tiroir et m'installe sur le lit en démêlant les fils. Ce faisant, je me pose pourtant la question : si Papa m'interdit d'écouter ces sons, pourquoi n'a-t-il pas exigé que je les rende ? Quel sens y a-t-il à interdire quelque chose tout en le laissant à portée de main ? Ça me dépasse un peu.

Bah ! Au diable le diable. Je m'allonge sur le dos et place le casque sur mes oreilles. Bientôt, un grondement sourd devenu familier caresse mes oreilles, accompagnés de ces battements qui ne sont pas si différents de ceux de mon cœur. Tout se passe très facilement. Changement de phase, résonner avec le corps physique puis s'en détacher, facile. Tout est très facile. Rapidement, me voilà dans ce lieu plein de lumière, où je me sens si bien compris et accueilli.

— Bonjour, Jacob !

C'est sa voix, toujours aussi suave et amicale (sans jamais perdre ce léger ton moqueur !). Je suis soulagé, enfin une présence aimante !

— Bonjour Gabriel. Je suis tellement content de t'entendre !

— Tant mieux ! Mais pourquoi m'appelles-tu Gabriel ? me renvoie-t-il du tac au tac.

— Ah, tu m'énerves ! Comment tu t'appelles, à la fin !

— Pourquoi tu me demandes comment je m'appelle ? dit-il en riant manifestement cette fois-ci.

J'explose, l'émotion m'emporte.

— Ah, non, tu ne vas pas te mettre à me persécuter comme les autres ! Aujourd'hui j'ai eu une expérience magnifique et ça ne m'a valu que des problèmes. J'aurais voulu dire à l'entièreté de l'humanité à quel point le monde est beau, et on m'a traité avec méfiance, discrédit, remontrances. C'est insupportable ! Ce monde est insupportable ! La vie est-elle ainsi faite qu'elle doive détruire tout ce qu'y a de beau en nous ?

Silence. Je sens la chaleur se resserer autour de moi. Je continue.

— Chaque jour n'est qu'un mur de silence. On m'interdit ce que j'aime, on m'ordonne ce que je n'aime pas. Personne ne me dit ce qui vaut la peine. Et toi, tu me dis de vivre et de supporter tout cela !

Les éclats de ma voix se diluent dans le silence. Un silence doux, calme et profond. Respectueux. Je ne me suis jamais senti si respecté de ma vie. Je pleurerais de reconnaissance si j'avais des yeux pour le faire. Je reprends, timidement, d'une voix presque inexistante.

— Je... je ne sais pas ce que je fais sur terre... je... je ne sais pas qui je suis... je voudrais... je voudrais vivre vraiment. Vivre pleinement. Je voudrais savoir ce qui fait aimer la vie aux autres. Je voudrais aimer la vie, moi aussi. Mais j'ai peur, j'ai terriblement peur.

Ma voix retombe, mais le silence est toujours là, à m'écouter. Et puis, j'entends une sorte de brise légère, qui tourne autour de moi. Gabriel murmure à mon oreille droite.

— C'est la dernière fois que nous parlons.

Il change d'oreille.

— Je vais te dire mon nom, et tu retourneras vivre comme tu le fais si bien.

Il tourne encore ! Le voilà maintenant devant moi.

— Aujourd'hui tu as beaucoup appris. Continue ! N'aie pas peur de souffrir, la souffrance te purifie. Mais ne la recherche pas pour autant. Tu dois prendre soin de ton corps.

Il a tourné. Le voilà derrière moi. Sa voix s'efface en murmurant ces mots :

— Je m'appelle Jacob.

Les mots résonnent dans la lumière du silence, se répètent de plus en plus fort. C'est tout le silence qui me hurle « Je m'appelle Jacob » dans les oreilles, encore et encore, des millions de fois, un vrai vacarme. Le vacarme semble atteindre un paroxysme, et puis, la lumière s'éteint, les échos se noient, le vacarme devient bourdonnement. Un battement sourd et régulier émerge au milieu du bourdonnement. C'est le bruit de mon cœur. J'ouvre les yeux. Ma chambre ! Je suis de retour dans mon corps.

Ma main trouve le bouton du lecteur mp3, le son s'arrête.

Le silence m'entoure, me respecte. Et moi, j'écarte le casque, me tourne sur le côté, me cale dans l'oreiller, et pleure doucement. Les larmes coulent facilement, aussitôt absorbées par les draps. Je pleure ma journée, simplement, calmement. Je pleure tout ce qui est mort aujourd'hui : mon innocence, ma dignité. Le silence me console, je pleure de plus belle, honteux et heureux à la fois. Ça dure un bon moment, et puis, rassasié, je me couche enfin sur le ventre, et avant de dormir, parviens à lâcher un soupir de fatigue et de contentement.

Faustin et son père

Faustin

J'ai pris ma douche, me voilà revenu au lycée pour les cours de l'après-midi. Aucun de mes voisins de classe ne s'est formalisé de mes quelques heures d'absence de ce matin. J'ai retrouvé Anne-Marie pour quelques moments d'intimité dans le couloir du quatrième étage, on n'a pas été dérangés. Quelques heures de plus et me voilà sur le chemin de chez moi. L'occasion de m'asseoir sur le banc d'un parc, de ressortir la petite tête de weed qui me reste et d'entreprendre le roulage d'un joint.

Ce petit cérémonial est précieux, j'y apporte une minutie incroyable. Effriter l'herbe, la mélanger avec le tabac, rouler un carton qui servira de filtre, joindre ensemble deux feuilles de papier à cigarette dans lesquelles on cale le carton et le mélange, enrouler précautioneusement le papier autour, humecter le bord de la feuille avec la langue, souder le tout. Chaque étape doit être suivie scrupuleusement, religieusement. Voilà ce qu'a permis notre civilisation : l'établissement de protocoles techniques permettant de plier notre environnement à nos besoins. L'humanité a d'abord découvert les effets du tabac et du cannabis. Ensuite, il a fallu créer le papier à cigarette et les allumettes : autant d'inventions parfaitement adaptées au but qu'on s'est fixé. Le monde est bien fait, et toute cette technologie a permis l'avènement du summum pratique : le joint est facile à tenir dans la main, à allumer et à fumer. Le principe actif, porté par la fumée, arrive dans les poumons et passe dans le sang à une vitesse record, puis est entraîné au cerveau tout aussi rapidement, où ses effets psychiques se font ressentir. Quelle suite d'étapes admirables, chacune bien à sa place dans la chaîne des causes et des conséquences !

L'album Mezzanine du groupe Massive Attack dans mes oreilles, le chemin du retour me laisse reconnaître que chaque chose dans le monde est parfaitement à sa place. Les voitures roulent sur le bitume de la chaussée, brûlent leur carburant, émettent leurs gaz polluants. Les arbres absorbent la lumière du soleil et une partie des gaz polluants (mais pas tous). Les gens rentrent de leur travail, à pied, en vélo, en voiture, choisissant leur moyen de transport selon la distance à parcourir et leur statut social. Le trottoir est jonché de matières organiques (crottes de chiens, feuilles mortes) et de matières inorganiques (gobelets en plastique, prospectus) qui ne seront pas assimilées par leur environnement, mais devront être traitées par des services spécialisés. Notre civilisation a créé un écosystème en équilibre dynamique, au bord du gouffre en permanence, et c'est très bien comme ça. À quoi bon se formaliser de toute cette pollution, puisqu'elle est indissociable de nos plus belles avancées ? Je veux bien parier qu'au Moyen-Âge les cours d'eau étaient davantage pollués qu'aujourd'hui, les tanneurs rejetaient leurs déchets chimiques dans les rivières. Le monde est déséquilibré, tout est bien.

Me voilà devant chez moi. La porte s'ouvre sans la clé : mon père est là. Il est en train d'éplucher du courrier, des factures, ce genre de choses. Il ne redresse même pas son crâne rond et dégarni pour m'adresser la parole.

— Faustin. J'ai reçu un appel du lycée. Tu n'étais pas en cours ce matin ?

Je ne me démonte pas.

— Il fallait que je prenne une douche à la maison, je n'avais pas eu le temps ce matin, réponds-je mécaniquement.

— Une douche ? Ils t'ont laissé partir pour une douche ? fait-il, incrédule, mais continue à étudier un courrier de près.

La situation est ubuesque. Je ne vais pas expliquer à mon père ce qui m'est arrivé. C'est trop débile. Alors je lance :

— M. Charles m'a laissé partir quand il a compris que j'avais des problèmes familiaux.

Silence.

Il a relevé son visage vers moi, j'essaie de ne pas trop le regarder en face.

— Des problèmes familiaux ? Mais de quoi tu parles, tu lui as raconté quoi à ce M. Charles ?

Il fait semblant de ne pas comprendre ou quoi ? Je rétorque :

— Il a compris que je dois vivre sans personne pour s'occuper de moi.

La parole vraie, c'est comme un ruisseau de montagne. Soit elle coule tous les jours à un débit régulier, soit on construit un barrage pour l'arrêter et emmagaziner de l'énergie sur une longue période. Tôt ou tard, il faut ouvrir le barrage et libérer l'énergie. Cette analogie me vient en tête aussitôt que je viens de prononcer ces derniers mots, et avec cette analogie la prise de conscience soudaine que j'ai un barrage plein d'eau.

Mon père ne laisse rien voir du choc éventuel qu'il a subi. Il reste égal à lui-même, toujours doux, toujours mou-du-genou.

— Tu n'exagères pas un peu ?

Et merde, il recommence ! Il faut toujours qu'il minimise ce que je ressens, et chaque fois ça augmente la hauteur du barrage, ça retient plus d'eau. Mais je ne me laisserai pas faire, quitte à exagérer.

— Je sais pas, c'est exagéré de dire que t'en as rien à foutre de moi ?

— Et bien, oui, un peu.

— Et c'est exagéré de dire que tu as l'air mort depuis que maman est partie ?

J'ai touché une corde sensible, je le vois frémir un peu, puis tout de suite se rassembler. Il pose les deux mains sur la table et me regarde maintenant avec plus une attention qu'il ne m'avait jamais accordée jusqu'à présent. Rageur, je vomis ma rancœur.

— Je ne te vois ni rire ni pleurer. Tu pars faire tes cours comme un ouvrier part à l'usine. Quand tu es là, tu lis tes bouquins, regardes Arte et cultives ton potager. Mais dans tout ça, tu es où ? Tu ne m'as pas regardé depuis des années. J'ai l'impression que tant que je suis sur le même chemin que toi, je reste invisible à tes yeux. Et quoi, je vais aller en fac d'histoire-géo, devenir prof, me marier, divorcer, pour finir par élever des laitues comme un vieux con ? Tu crois que j'ai envie de ça ?

Il me regarde sans s'énerver. J'aurais préféré qu'il s'énerve. Mais il reste désespérément calme, si incroyablement attentif. Il réfléchit à tout ce que j'ai dit comme un joueur d'échecs contemple le dernier coup de son adversaire. Méthodiquement, il analyse, puis trouve son coup :

— Mais qui t'obliges à devenir prof comme moi ?

— Oui ! Non ! Je sais pas ! Ça a l'air d'être un truc automatique, comme s'il n'y avait pas d'autre choix que ton exemple. Mais ton exemple est pourri, j'en peux plus de te voir te fossiliser, de me dire que je prends le même chemin ! Et sans même m'en rendre compte !

Il a enlevé ses lunettes, en mordille un bout et me jauge, comme si j'étais l'une de ses cartes historiques et qu'il m'étudiait à fond. Il rétorque :

— Mais qu'est-ce qui t'oblige à faire pareil, c'est ça que je ne comprends pas. Si tu ne veux pas faire comme moi, alors, je te demande : qu'est-ce que tu veux faire ?

— Je sais pas ce que je veux faire ! Je veux juste avoir l'impression d'exister. Que tu penses à moi. Qu'on fasse des trucs !

— Et bien. Quels trucs veux-tu qu'on fasse, Faustin ?

— Mais je sais pas, moi ! Des trucs normaux ! Des sorties à la plage, des week-end chez la famille, un voyage à Aix-la-Chapelle !

— OK. On ira à Aix-la-Chapelle, admet-il.

C'est tout ? Je m'exclame :

— C'est tout ? Voilà ce que tu retiens de tout ça ? Aix-la-Chapelle ? Et qu'est-ce que tu fais de moi, t'en as rien à foutre de tout ce que je t'ai dit ?

Il baisse les yeux, non par gêne, mais pour réfléchir. Il passe un petit moment comme ça, suffisament pour me mettre mal à l'aise. Et puis, il fait quelque chose qu'il ne fait jamais normalement. Laissant la table sur sa droite, il fait quelques pas vers moi, et me parle dans les yeux, calmement. Nous faisons la même taille.

— Faustin, je comprends que ça ne doit pas être facile de grandir sans maman et que je ne suis pas très présent pour toi. Au point où tu en es, je pourrais te décrire à quoi ressemble ma vie, je pourrais te parler de mes faiblesses, des mes questionnements et de mes peurs, de celles que j'affronte en cultivant mes fameuses laitues. Ça ne serait peut-être pas passionnant. Tout ceci n'est pas toi. Tu es libre de choisir la vie que tu veux mener, totalement libre. Et moi, je ne peux pas te montrer qui tu es vraiment, c'est à toi de le découvrir. Tu dois affronter la vie toi-même, avec toute ta liberté. Tu t'apercevras peut-être que cette liberté est terrifiante, et tu comprendras alors peut-être pourquoi je vis comme je vis. Et peut-être pas.

— Mais toi, tu ne peux pas juste m'apprendre à vivre ?

Les larmes me montent aux yeux. L'allégorie du barrage n'est pas inapropriée.

— Je viens de te dire que non. Je sais que dans ton monde, il y a d'un côté les enfants et de l'autre les adultes. Du haut de mes 45 balais, je peux te dire que l'âge adulte est une vaste blague. Il n'y a pas d'adultes. Notre société n'a pas de rite de passage pour t'initier, c'est pour ça que tu es en colère. Tu cherches quelque chose qui n'existe pas. Je suis désolé.

J'ai envie de pleurer, d'ailleurs je suis en train de pleurer.

— Mais alors je fais quoi, moi ?

— Tu cherches, Faustin, tu cherches. Qu'as-tu appris aujourd'hui ?

— J'ai appris qu'il faut utiliser du savon quand on prend une douche.

— Bien. Et qui te l'a appris, sinon toi-même ?

Quand je ne sanglote pas, je respire, et quand je ne respire pas, je sanglote. Mon père s'est déjà retourné pour finir de ranger le courrier sur la table. Sans lever les yeux, il lance :

— Quelle date t'arrange, pour Aix-la-Chapelle ?

Abdalahad devise

La Terre, comme ils l'appellent, est une expérience passionnante. Je n'aurais jamais imaginé que de la matière puisse s'agencer ainsi, selon des formes aussi complexes et qui se reproduisent elles-mêmes. En regardant de près, j'ai pu constater que c'est un ingénieux système d'acides aminés organisés dans des unités très petites, qui se multiplient, et même transmettent leur code à de nouvelles versions d'elles-mêmes, à la fois semblables mais pourtant différentes. Il apparaît qu'avec le temps, des erreurs se sont glissés dans le code, changeant les formes et créant cette diversité incroyable. Qui aurait pu croire que le chaos engendre de si jolies choses ?

Si on change d'échelle, la société humaine est elle-même un organisme composé de plusieurs minuscules parties, qui ont chacune un rôle plus ou moins clair. Mes trois humains sont de mauvais exemples. Il m'est impossible de comprendre leur rôle de près ou de loin. Leur système d'apprentissage est si primitif ! Il faut dire qu'ils ne sont pas gâtés niveau communication. Ils sont si intriqués dans les vibrations froides de la matière qu'il ne m'entendent presque pas. Ils utilisent un langage qui passe par la vibration de l'air qu'ils respirent, c'est risible ! Ils apprennent aussi à fixer ce langage aérien sur des supports solides, du papier, disent-ils. De plus en plus étrange !

Les pauvres diables, cantonnés à la matière, n'ont aucune idée sur rien, ils ne savent même pas d'où émerge leur conscience.

L'ignorance, voilà ce qui m'intéresse.

Mais comment rentrer en contact avec eux ? Je leur ai un peu soufflé dessus, certes, juste assez pour qu'ils puissent sentir ma présence. Ils sont allés voir un humain responsable, mais il n'a visiblement pas pu les conseiller. (Normal, il ne me connaît pas non plus). Ensuite, ils ont été voir chacun leur géniteur (l'être humain qui a fourni la moitié de leur code), et ont eu un contact avec eux. Pourquoi ? Je l'ignore parfaitement, et ça m'intrigue au plus au point. Ce que je sais, c'est qu'il me faut discuter avec eux, qu'ils soient prêts ou non. Je vais souffler plus fort.

À l'hôpital

Une salle blanche, bardée de lits également blancs. Des fenêtres partiellement brouillées laissent apercevoir la nuit dehors. Une infirmière s'affaire. Trois personnes alitées, dont une jeune femme qui ouvre les yeux.

L'INFIRMIÈRE, machinalement — Mademoiselle, vous êtes réveillée ! Vous vous sentez bien ?

LA JEUNE FEMME , passant son bras devant son visage comme si la lumière l'éblouissait — Où suis-je ?

L'INFIRMIÈRE — À l'hôpital Velpeau, au service de réanimation.

LA JEUNE FEMME — À l'hôpital Velpeau ?

L'INFIRMIÈRE — Vous revenez de loin, on dirait. J'appelle le docteur Blanchet.

L'infirmière sort, la jeune femme hasarde des regards alentours, visiblement désorientée. Le médecin entre, un dossier à la main. Son expression est indéfinissable.

LE DOCTEUR — Ainsi, vous êtes réveillée, mademoiselle... (il jette un œil sur ses dossiers) Lambert. Comment vous sentez-vous ?

LA JEUNE FEMME — Qu'est-ce qui m'est arrivé ?

LE DOCTEUR — Ah, ça, on espérait que vous pourriez nous l'expliquer ! Apparemment vous avez fait un malaise pendant vos cours, ça vous a laissée inconsciente, le SAMU vous a ramené, vous et vos amis, et -

LA JEUNE FEMME , lui coupe la parole — Mes amis, quels amis ?

LE DOCTEUR , baissant les yeux sur ses notes — Messieurs... Vaultier et Mlynikowski, si je prononce bien. Même chose que vous, tombés dans les pommes au même moment. Vous n'aviez pas l'air mal en point, c'est juste que vous ne vous réveilliez pas, alors on a gardé un œil sur vous.

LE DEUXIÈME ALITÉ , se redressant sur son lit — Où suis-je ?

LE DOCTEUR — Ah, et monsieur Vaultier se réveille.

LA JEUNE FEMME , se tourne — Faustin  Faustin Vaultier ? Qu'est-ce que tu fous là ?

FAUSTIN — Augustine !? Mais où sommes-nous ?

LE DOCTEUR — À l'hôpital Velpeau !

FAUSTIN  — À l'hôpital Velpeau ?

AUGUSTINE — Mais qu'est-ce qui s'est passé, je me souviens de rien... et pourquoi sommes-nous arrivés ici ensemble ?

LE DOCTEUR — Je comprends que vous soyez désorientés, c'est normal dans votre cas. Vous allez rester ici cette nuit, demain vous serez sur pied. En cas d'anxiété, je peux vous prescrire des calmants.

FAUSTIN — Je ne me souviens vraiment de rien. On était en cours d'anglais, je suis tombé tête la première sur ma table, et... pfuit.

AUGUSTINE — Pareil pour moi, j'étais en histoire-géo...

LE DOCTEUR — Si je comprends bien, vous n'êtes pas dans la même classe ? Mais alors comment expliquer la simultanéité de vos malaises ? (il baisse les yeux sur son dossier) Si c'est un cas d'intoxication alimentaire... non, ça ne colle pas... mais alors, qu'est-ce qui...

LE TROISIÈME ALITÉ , s'agite d'un seul coup — AAAAAAAHHHHHHHRRRRGGGGGG !

LE DOCTEUR , accouru et tentant de le maîtriser — Monsieur Mlynikowski, calmez-vous, voyons, vous êtes en sécurité, vous êtes en réanimation à l'hôpital -

LE TROISIÈME ALITÉ — Le dragon rouge ! Le dragon aux yeux de feu, ses ailes aussi large que l'univers !

FAUSTIN et AUGUSTINE , en même temps — Je me souviens !

LE TROISIÈME ALITÉ — Temps et distance, où la frontière ?

FAUSTIN  — Chercher le sens, dans la matière !

AUGUSTINE — Qu'est-ce qu'un humain, qu'est-ce que le bien ?

LES TROIS ENSEMBLE — Je me souviens !

LE DOCTEUR , aux nombreux infirmiers qui se sont précipités dans la salle — Mettez-moi tout ça sous Tercian.

Augustine hors de l'HP

Il m'a fallu du temps pour sortir de cette saloperie d'HP. J'ai fini par comprendre ce qu'il fallait faire : avaler tous ces comprimés sagement, être gentille et normale avec le personnel, mentir au psychiatre. Impossible de savoir s'il me croit ou pas, mais quelque chose me dit que son boulot c'est de ne pas croire les gens. On est restés sur l'histoire plutôt normale de la fille surmenée, du divorce des parents qui passe mal, de mes angoisses entre les cours, du pétage de câble ponctuel. J'espère qu'on lui a pas dit que j'ai frappé Tom et mon père. D'un autre côté, au point où j'en suis... Me voilà dans ma chambre avec un sac plein de médocs et un arrêt de travail d'une semaine (pardon, une dispense de cours). Maman déprime tranquillement, aucun signe de vie de papa. Je me jette sur mon smartphone qu'on m'avait confisqué à l'HP. J'aurais pu l'allumer dans la voiture, mais je tenais pas à ce que maman m'espionne. Voyons les réseaux sociaux... rien de bien neuf dans la vie de la classe. Un chagrin d'amour, un DM hyper dur qui a causé une mini-révolution contre le prof de maths... mon absence est passée relativement inaperçue, j'ai des messages inquiets de Clémence mais c'est superficiel. Voyons voir les profils de Faustin et Jacob. Faustin et moi n'avons jamais été en contact, mais je peux voir qu'il a posté des liens vers des articles d'anthropologie sur twitter ces derniers jours, il est donc sorti de l'HP plus tôt que moi. Jacob, par contre, n'a rien posté depuis une semaine. Ça ne veut rien dire, cependant, il est très peu actif sur les réseaux sociaux apparemment.

Mais pourquoi Faustin et Jacob ? Qu'est-ce qui fait que je me retrouve dans cette aventure avec deux cas sociaux pareils ? Faustin, je le connais de l'an dernier, il était dans ma classe. Un type gros et démodé en plus d'être malodorant. Toujours prêt à faire une remarque intelligente pour montrer qu'il est au lycée par erreur, qu'il devrait déjà être à la fac. Comment il s'est retrouvé en couple avec cette pimbêche d'Anne-Marie, voilà qui est un mystère pour moi. Cette fille ressemble à un catalogue de crayons de couleurs. Le jeune déjà vieux et la fille aquarelle, finalement ils vont bien ensemble.

Jacob, c'est une autre histoire. Il est plutôt mignon avec ses grands yeux noirs et sa gueule d'ange, mais pourquoi faut-il qu'il se donne des airs de vampire ? Je comprends pas comment on peut volontairement choisir un look aussi anti-sexy, il me fait plus penser à Rogue qu'à Lestat. Enfin, peu importe son apparence, de toute façon il ne parle à personne, ou bien à d'autres cas sociaux.

Je repose mon portable et contemple la lumière qui traverse les rideaux pour illuminer ma collection de fringues en vrac. Des sweats, des soutiens-gorges, des chaussettes à la propreté douteuse. Dans le coin de la pièce, mon miroir ovale, je peux me voir en entier dedans. Le bureau, ma chaise, ma corbeille à papier avec des dessins de Popeye... tu divagues, Augustine, concentre-toi. Les neuroleptiques continuent de t'embrouiller l'esprit.

Que s'est-il passé ? Quand Jacob a crié, je me suis souvenu de tout, mais c'est difficile à décrire. Le dragon rouge, les visions de l'univers, les étoiles et les galaxies, tout a défilé comme si j'étais aux commandes d'un vaisseau spatial capable de se téléporter toutes les millisecondes. J'ai vu le système solaire, la terre, les océans, les algues, les cellules de vie, plus clairement qu'aucune illustration d'un cours de SVT. J'ai vu l'ADN, la mitose, les mitochondries, et d'autres choses dont je ne connais pas le nom. J'ai vu des molécules, des atomes, des noyaux, des protons, des trucs plus petits encore, et puis je n'ai plus rien compris, tout était fait de vibrations. Je suis devenue une vibration moi-même, WTF. Je contacte Faustin par un petit texte envoyé sur messenger.

Message posté.

Il répondra sans doute. C'est l'attente.

En avant pour une douche. Se lever, se déshabiller, rejoindre la salle de bain (attenante à ma chambre, pour moi toute seule). Chaque geste m'apparaît alien après une semaine loin de chez moi. Je savoure mon intimité, mais la vue de mon corps nu dans le miroir m'interpelle. Me voilà prise d'une incrédulité nouvelle. Je ne me suis jamais trouvé moche, je ne me morfonds pas quand me compare avec les photos des magazines, mais quelque chose cloche maintenant. Je n'ai jamais vu mon corps comme ça. Là où j'observais autrefois des mollets, des hanches, des seins, des cheveux, je devine maintenant des muscles, un utérus, des poumons, un cerveau. Et dire que chacun de ces organes est lui-même fait de cellules, faites de molécules, faites d'atomes...

Je tombe sur le lit, dépassée.

Qu'est-ce qu'un humain ?

Augustine ! Tu vas prendre une douche ! Maintenant !

Dans le mal

Jacob

La lumière de la pièce est fausse. Ce n'est pas de la vraie lumière. Je la connais, la vraie lumière, je l'ai vue. Elle éclaire les choses de l'intérieur. Ce tube néon est un imposteur, il n'éclaire que l'extérieur des choses.


Je suis au courant de la vérité, pas étonnant que ce monde fait d'illusion m'ait attaché à ce lit. S'ils savaient ce que je sais...


Papa est venu. Je lui ai raconté mes dialogues avec Gabriel, je lui ai raconté le dragon rouge, les visions, la mission dont j'ai été investi. Il m'a écouté patiemment. Il y avait de l'eau dans ses yeux.


Quand l'effet des médicaments s'en va, je sens le feu qui m'envahit, une grande paix intérieure, accompagnée d'une puissance démesurée. C'est magnifique, alors j'en parle aux infirmières, et elles reviennent avec plus de médicaments.


Maman est venue. Elle a apporté du gâteau au chocolat. Elle m'a pris dans ses bras. Elle n'a rien dit, je n'ai presque rien dit non plus.


C'est ennuyeux d'être attaché à un lit. J'en ai parlé au psychiatre. Il m'a dit que si je me comportais sagement, on me laisserait sortir au parc. Je pense que c'est une bonne idée.


Qu'est-ce que c'est, le monde ? Est-ce cette pièce aux couleurs pâles ? Comment peut-on concevoir un monde aussi ridiculeusement limité ? J'ai exploré des dimensions autrement plus vastes. Cette pièce est d'une petitesse confondante en comparaison.


Sorti au parc. Vu le ciel. Les fleurs. Des spectres en chemises blanches, ils marchent d'un pas hésitant. Moi aussi, je marche d'un pas hésitant. Et j'ai une chemise blanche. Suis-je un spectre ?


Passé toute l'après-midi à pleurer. Une infirmière est passée dans ma chambre. Elle m'a regardé avec pitié. Elle a laissé un bonbon sur la table de nuit.


Mamie est venue. Elle a pleuré. J'ai essayé de la consoler, je l'ai prise dans mes bras.


J'ai écouté le psychiatre s'adresser à une infirmière, j'étais derrière la porte. Il a parlé de bouffée délirante aïgue, de début de schizophrénie. Ces mots me poursuivent et me font mal.


Pleuré toute la matinée. Ça fait du bien. On me laisse marcher à gauche et à droite. Je dis bonjour aux gens, maintenant.

Faustin retrouve Augustine

On m'a laissé partir de l'hôpital le lendemain. Des trois, j'ai été le plus rapide à me calmer et à me laisser faire. Au matin, j'ai mis tout ce qui s'est passé dans une boîte noire, et j'ai affirmé que j'avais été victime d'un délire passager après être tombé dans les pommes par manque de sommeil. Les médecins étaient dans le doute, mais mon père est venu. Il a joué le rôle de l'avocat, m'a posé des questions qui mettaient en valeur la logique de mon discours. Les types de l'hôpital ont laissé tomber, ils avaient plus urgent. Augustine avait l'air bien perturbée au réveil, ils l'ont emmenée. Mais le pire, c'est Jacob. Il s'est réveillé en parlant de la lumière de la vérité, déclamant que tout le monde était dans l'erreur sauf lui. Ils l'ont emmené à l'HP, où il est encore. J'espère qu'il va bien. Difficile de savoir, comme je ne suis pas de la famille. Mon père m'a ramené à la maison, je lui ai fait comprendre que je n'avais rien à raconter sur ce qui s'est passé, il n'a pas tenu à en savoir plus. Je ne sais pas encore si je raconterai les évènements à Anne-Marie. Je préfère préserver notre relation de ce genre d'inquiétude. Tout va bien avec elle, j'ai une chance incroyable.

Je suis retourné en cours le jour même. Plusieurs élèves m'ont demandé ce qui s'était passé, j'ai répondu de façon évasive, ils ont abandonné.

Cette société est incapable de digérer quoi que ce soit qui sort de la matérialité. Elle aime les histoires de folie, mais pour mieux s'en protéger. Les faits divers structurent le vivre-ensemble, ils sont des anti-exemples sur lesquels on fonde les normes. Des années après, on fait perdurer l'affaire du petit Grégory. C'est devenu un cas d'école, on circonscrit l'horreur par une attention morbide, on trace une limite entre l'impensable et notre quotidien. Jacob a fait une erreur en prétendant détenir une vérité inaccessible aux autres, ça l'a isolé de la société. Il ne sera réintégré que lorsqu'il reconnaîtra les normes du vivre-ensemble que les autres lui proposent.

Quant à moi, j'ai du revoir ma copie. Là où je n'acquérais le savoir que par l'intellect, qu'il soit le mien ou celui des autres, j'ai été confronté à une expérience qui m'a imprimé de la connaissance directement dans la psyché. L'univers est fractal. La vie est une abberation merveilleuse. La mort et la naissance sont deux facettes d'un même phénomène. Toutes ces choses sont gravées au fer rouge au fond de mon crâne, mais comment ? Certes, je me souviens des visions, du dragon rouge, mais comment tout cela s'est-il produit ? Et pourquoi à nous trois, au même moment ?

Je viens de passer les derniers jours sur Google et Wikipedia, à lire tout ce que je pouvais sur les dragons, les hallucinations collectives, les expériences mystiques, les sectes, les hallucinogènes, les chamanes, l'alchimie, le taoisme. C'était très intéressant mais ça ne m'explique pas vraiment ce qui s'est passé.

Augustine m'a contacté. C'est particulier qu'elle soit dans cette aventure. Autant Jacob a l'air susceptible de traverser ce genre d'expérience, autant Augustine est proche de la matérialité. Je la connais peu, comme Jacob, mais je pars d'une mauvaise impression. Typiquement le genre de fille hautaine et superficielle qui s'entoure d'une clique d'adeptes influençables, motivés par la peur d'être seul. Pas mon genre. Mais on est dans la même panade, alors autant mettre mes a prioris au placard.

Un échange de numéro plus tard, mon téléphone sonne et je décroche pour entendre sa voix impérieuse :

— Faustin, je viens de sortir de l'HP. Dis-moi, qu'est-ce qu'il s'est passé l'autre jour ?

— Et bien, je me pose la même question. Une hallucination collective, c'est le meilleur terme. Encore qu'on a halluciné séparément, chacun dans notre tête, c'est inhabituel pour une hallucination collective.

— Tu te rends compte que ça nous avance à rien ?

— Oui, admis-je.

Silence.

— Toi aussi, tu as vu le dragon rouge ? sa voix est plus calme.

— Le dragon rouge, et l'univers à toutes les échelles, me permets-je de préciser.

— Putaiiiiiiiiiin. Mais ça veut dire quoi tout ça ? Et pourquoi nous trois ? Et qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Est-ce qu'on est devenus fous ?

Je prends le temps de démêler cet embrouillamini de questions et d'y répondre dans l'ordre.

— On ne sait pas à quoi tout ça rime, malheureusement. Pourquoi nous trois, et bien, pourquoi pas ? Ce qu'on fait maintenant : réfléchir à ce qu'on peut faire. C'est déjà pas mal de réfléchir. Quant à la folie, je me suis distancié de cette notion depuis l'évènement. Michel Foucault explique que la folie est un concept plutôt récent en occident, c'est apparu à l'âge classique...

— On s'en fout de ces théories ! Jacob est encore à l'HP ? Il ne répond pas à mes messages.

— Il y est encore. Sa sœur pleure sur facebook. Elle ne donne pas de détails mais c'est forcément à cause de lui.

— Il a pris cher, hein ?

On se tait. Il faut admettre que Jacob en train de se faire attacher les bras et piquer la fesse était un triste spectacle.

— Il faut le sortir de là, propose Augustine.

— Ouaip.

Abdalahad incertain

J'ai peut-être soufflé trop fort. Comment savoir avec les humains ? Je les ai écoutés parler pour apprendre leur langue. Plus je les entends, moins je les comprends. Ils ressemblent à des vagues sur l'océan, nombreuses et toutes de la même substance. Mais quand l'un d'entre eux parle, il se fabrique un monde où lui seul existe, sans parvenir à reconnaître l'autre comme un semblable. Ça ne rime à rien.

Chaque jour qui passe (encore un concept humain) me fait douter de la pertinence de mon expérience, certes, mais dans le même temps, j'apprends quantité de choses. Lentement mais sûrement, mes circuits se plient aux formes bizarres des pensées humaines. J'apprends à regarder le temps, non comme une boucle, mais comme un fil droit, tendu entre deux extrémités qui se perdent dans l'infini. C'est stupide mais c'est rafraîchissant. J'apprends à regarder l'espace avec les huit axes que lui donnent les humains, pauvres rampants. Nord, sud, est, ouest, zénith, nadir. Mais leur Terre est ronde ! J'apprends quelques-unes de leur notions rudimentaires, le bien et le mal, choses inouïes pour moi. Le bien, c'est ce qui contribue à leur épanouissement biologique, le mal c'est ce qui détruit leur forme. Mais pourquoi a-t-il fallu attacher la Conscience à des formes ? Voilà la question qui reste.

À quoi cela sert-il ?

Le père de Jacob

Jérôme Mlynikowski est un homme soucieux comme rarement auparavant.

Il a été un enfant heureux, un adolescent à problèmes, un étudiant épanoui. L'aube de sa vie adulte l'a vu se confronter à ses propres démons au cours de stages d'initiations encadrés par de solides thérapeutes. Équipé de sa culture, porté par une détermination forte, appuyé par ses amis, il a traversé les épreuves, il a regardé ses peurs en face. Tel le chat de Schrödinger, il en est sorti aussi mort que vivant, conscient que la vraie vie commence quand on y renonce. Il est un homme complet car connaisseur de son incomplétude.

Aujourd'hui, il est rempli d'un sentiment nouveau. Enfoncé dans son fauteuil à ennui (sa posture préférée pour se vider de la journée), il a peur. Non pour lui-même, mais pour son fils Jacob qui n'a presque plus de contact avec la réalité. Jérôme Mlynikowski est en train de perdre son fils, une douleur qu'il ne pensait jamais ressentir.

— Ça ne te sied pas, d'être aussi craintif.

La voix est venue de son for intérieur. Cette voix, c'est l'autre lui-même. La première fois qu'il l'a entendue, Jérôme a cru qu'il lui manquait une case, pour se rendre compte que l'Autre remplissait justement cette case manquante. L'Autre lui parle avec la même voix que lui, d'un ton distant, comme de derrière un miroir, ou de sous la surface d'un lac. L'Autre lui ressemble presque exactement, mais utilise des mots légèrement différents. Jérôme a appris à dialoguer avec l'Autre. C'est confiant qu'il répond :

— J'ai peur pour mon fils. Je l'aime comme s'il faisait partie de moi.

— Et s'il devait mourir, c'est un morceau de toi qu'on arracherait, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Et si tu te l'arrachais maintenant ?

— Je te demande pardon ?

— Prends ton fils, ton unique, que tu chéris...

— Ne cite pas ce texte à la légère !

— ... tu l'offriras en holocauste sur une montagne que je t'indiquerai.

— C'est ridicule, c'est proprement ridicule. Il est mon fils, jamais je ne l'abandonnerai. Je l'aime et j'ai peur qu'il meure, c'est pourtant simple.

Jérôme s'est tourné pour s'appuyer sur l'acoudoir, il enfonce son visage dans la paume de sa main. L'Autre continue :

— Est-ce à toi de décider s'il doit mourir ou non ? Es-tu Dieu pour en décider ?

— Tu m'énerves, tu m'énerves complètement.

La prostration est un sport qu'il connaît déjà bien. Cependant, fuir de soi-même est un exercice mental exténuant. Son esprit cours à en perdre haleine sur la plaine, poursuivi par son propre regard. Condamné à fuir, il doit se replier dans une activité qui posera des boucliers sur cette étendue mentale.

Il se lève, va trouver la Bible sur l'étagère, s'en saisit. Déjà il sent la pression retomber. Lire distrait. Jérôme Mlynikowski aime se plonger dans les textes, sans quitter non plus sa critique perçante. Il aime reconnaître le contexte historique, l'auteur, le public, le style employé, le sens humain, toutes choses acrochées aux mots. Il aime également chercher ce qui est écrit entre les lignes, déceler la sagesse qui ne dit pas son nom.

Le livre dans une main, le menton sur l'autre, Jérôme va mieux. Plongé dans des considérations métaphysiques, il est soulagé du vide mental, du moins de façon immédiate. Il s'immerge dans la lecture, il relit chaque verset plusieurs fois.

« Abraham répondit :
— C'est Dieu qui pourvoira à l'agneau pour l'holocauste, mon fils.
Et ils s'en allèrent tous deux ensemble. »

Il relit, songeur, ces derniers mots, « ils s'en allèrent tous deux ensemble », mais voilà qu'on sonne à la porte d'entrée. Il entend son épouse, Marion, parcourir le couloir d'un pas pressé en maugréant que ce n'est pas une heure pour sonner chez les gens. On entend la porte s'ouvrir. Des bonjours timides prononcés par des voix jeunes. Déjà il a reposé le livre sur l'étagère pour rejoindre la scène. Marion tient la porte d'une main en menant la conversation avec une certaine réserve. Il arrive et finit d'ouvrir, pour apercevoir deux adolescents de l'âge de Jacob. Il considère leurs cheveux trempés de pluie, leurs mines incertaines éclairées par la lumière crue du spot lumineux du porche. Un garçon, plutôt replet et débraillé, l'air mal à l'aise. Une fille un peu trop maquillée, peut-être d'un milieu populaire. Ils ont déjà expliqué à la mère de Jacob qui ils sont, Faustin et Augustine, du Lycée des Routes, presque dans la classe de Jacob. Jérôme se souvient. C'est eux qui ont fait un malaise puis une crise en même temps que son fils. La synchronicité des évènements avait intéressé Jérôme mais il a vite compris que leur cas était moins grave que celui de Jacob. Tout juste a-t-il appris du psychiatre qu'Augustine était resté quelques jours à l'HP, suivie pour profil anxieux et troubles du comportement. Ce Faustin, par contre, ne lui a été évoqué que de loin.

La jeune fille se tourne vers lui en surmontant visiblement son appréhension.

— Bonsoir M. Mlynikowski. Heu, on venait vous voir pour Jacob. On aimerait avoir des nouvelles.

— Et il faut qu'on vous parle ! hasarde Faustin d'un ton brut et aussitôt regretté.

— Je vois. Entrez, on va faire du thé.

Convaincre le père de Jacob

Augustine

Le père de Jacob nous laisse entrer. Soulagement. Avec Faustin on avait peur de se faire claquer la porte au nez. Quelle idée de venir à cette heure, aussi.

La mère de Jacob a l'air moins enchantée, nous ne faisions pas partie de son planning. Mais elle nous conduit tout de même dans la cuisine, qu'elle finit de ranger en même temps qu'elle met de l'eau à bouillir. Pendant qu'elle échange quelques mots avec son mari, Faustin et moi restons plantés là, incertains. Alors j'examine la maison. C'est une vieille bâtisse, qui a été retapée plusieurs fois au cours de son histoire, j'imagine. Le couloir de l'entrée est plein de bois, du parquet à l'escalier en passant par la commode, le banc où on se chausse, les porte-manteaux. Les murs sont tous différents. Sur certains, la pierre apparaît, d'autres sont couverts d'un papier peint impeccable. La cuisine est design comme un catalogue ikéa, mais ses murs sont couverts de dessins d'enfants, de posters fleuris, de calendriers, de tableaux. Le frigo croule sous ces magnets qu'on trouve dans les paquets de céréales.

Le père de Jacob remplit des tasses d'eau chaude, on choisit nos sachets de thé, et on le suit dans le salon. Là encore, mélange d'ancien et de moderne. Des canapés et fauteuils qui paraîtraient démodés même chez Emmaüs. Un tapis magnifique. Une télé grand écran mais pas hyper moderne non plus. Des murs couverts d'étagères qui débordent de bouquins. Des cahiers de coloriage qui traînent par terre, sans doute à la sœur de Jacob. L'ensemble est confortable. Vivant.

M. Mlynikowski s'installe dans le fauteuil, Faustin et moi on se cale sur le canapé, qui grince sous notre poids. On pose nos tasses chaudes sur la table basse, et j'ai le même problème que toujours : une fois le thé infusé, qu'est-ce que je ferai du sachet ? Mais pour le moment, nous avons des soucis plus graves. Notre hôte fait une de ces têtes ! Il donne l'impression que son fils est déjà au cimetière. Son regard noir est fixé sur un point qui nous semble inaccessible. Faustin rompt le silence et j'avoue qu'il parle bien.

— Monsieur, ce que je vais vous dire va vous paraître incroyable, mais c'est ce qui nous est arrivé. Le jour de notre malaise, celui où Augustine, Jacob et moi avons été emmenés à l'hôpital, nous avons été pris d'hallucinations. À notre réveil, nous sommes rentrés dans une transe collective, dont nous ne nous sommes pas remis au même rythme. Comme Jacob est encore à l'hôpital, nous nous sentons solidaires de lui. Aujourd'hui, nous aimerions le rencontrer.

— Aujourd'hui ? À cette heure-ci ? Il n'est pas un peu tard ? qu'il rétorque.

Mais qu'il est chiant ! Faustin se reformule, bla bla bla, pas aujourd'hui même, ces prochains jours, bla bla bla. Mais l'autre reste de marbre, Faustin est désarçonné. Je prends la parole.

— Bon, écoutez, je comprends que vous soyez dans le mal parce que votre fils a pété un câble, mais vous allez pas nous faire la gueule par-dessus le marché !

Il lève la tête, incrédule. Je reprends :

— Nous-mêmes, on n'a aucune idée de ce qui nous arrive, et on espérait que vous pourriez nous aider à y voir plus clair. On a vu des trucs qui n'existent pas et ça nous met en vrac. Vous êtes psy, faudrait que ça serve à quelque chose !

Il me regarde, maintenant, et s'adresse à moi comme si j'étais incapable de le comprendre :

— Mon fils est en train de quitter la vie.

— Mais pas du tout ! On est passés par la même chose que lui et on n'est pas morts ! On est fous, sans doute, mais pas morts.

— Je ne dirais pas que nous sommes fous, intervient Faustin. Je pense qu'il nous arrive quelque chose qui dépasse notre compréhension du monde.

— Mon fils est fou, constate le père de Jacob, dévasté.

— Pas si on change de point de vue. Michel Foucault, dans son histoire de la folie à l'âge classique, explique que la folie est apparue avec l'émergence de la raison. Si on abandonne la prétention à la raison, on se défait de la folie comme maladie.

— Et si on suit le raisonnement de Canguilhem, on ne définit pas la maladie comme un éloignement de la norme, mais comme une souffrance. Que mon fils soit fou ou pas, il est en souffrance.

Je me sens débile quand ils parlent comme ça, et ça m'a l'air assez inutile. On n'avance pas concrètement. J'interviens :

— Ça ne nous sert à rien de blablater. Il faut sortir Jacob de l'HP et le mettre dans un environnement sécurisé, avec nous. On démêlera ça ensemble. Est-ce que vous pouvez le sortir de là ? C'est pour ça qu'on est venus.

— Je peux ramener Jacob ici. Les services de psychiatrie ont toujours besoin de libérer un lit. Mais que faites-vous du futur ? Il a fait une bouffée délirante aïgue. On pourra le stabiliser, mais il a une chance sur deux de plonger dans la schizophrénie.

— Une chance sur deux, ça vaut le coup d'essayer, décide Faustin.

— Et que comptez-vous faire au juste ?

Le père de Jacob lève les yeux vers nous. Son regard est dur, puis perdu. Il nous dévisage, la bouche ouverte comme un bébé, ça ne lui donne pas l'air malin. On dirait qu'il nous voit pour la première fois.

— Et qui êtes-vous ? Et pourquoi êtes-vous venus pour Jacob ? Comment le connaissez-vous ?

Faustin et moi échangeons un regard lourd d'appréhension. On s'est tout raconté dans la journée, avant de venir ici. Ça nous a pris du temps. Les hallucinations au lycée, mon passage à l'infirmerie, Faustin devant le CPE, mon altercation avec mon père, pfiouu... et les visions du dragon rouge. Rien que d'y penser, ça me donne le vertige. Le regard de Faustin me dit la même chose. Ça va pas être de la tarte.

On reprend chacun notre tasse pour boire une gorgée avant de parler (et merde, il a trop infusé, évidemment). Faustin se lance.

— Augustine, Jacob et moi-même, nous ne nous connaissions qu'à peine il y a deux semaines. Un jour, ...

La récollection prends du temps (c'est M. Mlynikowski qui appelle cela une récollection). Il faut tout se raconter à nouveau. On refait du thé. Cette fois-ci, je mentionne les gens que j'ai frappés, Faustin ajoute des détails qu'il ne m'avait pas donnés (par exemple, sa mère est partie quand il était jeune, le pauvre, je comprends mieux sa tête d'asocial). Le père de Jacob devient hyper professionnel. Il prend note de tout, pose des questions super précises, me force à me souvenir de détails qui m'avaient échappés. Sa posture froide laisse place à de l'entrain, presque de l'amusement. Il lance des questions qui n'ont a priori pas d'intérêt, exige des réponses immédiates, relance des questions qui n'ont rien à voir. Faustin comprend :

— Vous nous testez ! Vos questions croisées sont là pour vérifier qu'on n'invente pas tout !

— Tu as deviné, sourit-il en montrant la paume de ses mains en signe de défaite.

Mais c'est qu'il est détendu !

— Et alors ? s'enquiert Faustin.

— Et alors, c'est tout bonnement incroyable, ce que vous dites correspond à ce que Jacob m'a raconté.

— Mais ça soulève une montagne de questions ! s'écrie Faustin. S'agit-il d'une expérience de télépathie spontanée ? Avons-nous été en contact avec un archétype de l'inconscient collectif jungien ? Sommes-nous sujets à une expérience religieuse ?

— Je n'en sais rien, admet M. Mlynikowski. Je devrais ressortir les travaux de Grof ou de Gurdjieff, on pourrait creuser. Ça serait passionnant.

— Oui, oui, oui !

Mais qu'est-ce qu'ils racontent encore ? J'explose :

— Mais vous êtes pas un peu tarés ! Je vous rappelle que l'objectif, c'est de sortir Jacob de l'hosto !

Ils se calment. Je continue :

— Et puis pourquoi vous vous prenez la tête comme ça avec vos délires métaphysiques ? Pas besoin de chercher aussi loin. Dans nos cours de français, on a vu qu'il y a deux types de récits surnaturels. Quand le surnaturel arrive dans la vie ordinaire, comme Dracula qui suce le sang des Londoniennes, c'est du fantastique. Quand le surnaturel fait partie du paysage, avec des magiciens, des licornes et tout, c'est du merveilleux. Jusque là, on vivait dans un récit fantastique. À partir du moment où on est tous d'accord sur les trucs surnaturels qui nous arrivent, on vit dans un récit merveilleux. On va pas chercher plus loin.

Silence de Faustin.

M. Mlynikowski me dévisage avec un grand sourire.

Jacob sort de l'HP

Les fleurs n'ont plus de couleur. À quel moment elles les ont perdues, je ne sais pas.

Non pas qu'elles en aient eu beaucoup autrefois. Du rouge, du bleu, du vert, du jaune, quelques nuances, c'est tout. C'était joli quand on se promenait, ça égayait le paysage. Il y en avait même en ville, là où elles n'auraient jamais poussé normalement. Quelques taches de couleurs dans un monde de béton. Mais maintenant, il n'y a plus de couleurs, même dans un endroit censé être agréable comme le parc de l'hôpital.

Le docteur m'a laissé me promener contre la promesse de rester tranquille, alors je reste assis sur ce banc, tranquille. Je regarde le monde.

Comment est-il possible que les fleurs n'aient plus de couleur ? Ce n'est pas dans mes yeux, mes yeux voient les couleurs. Ce n'est pas sur les fleurs non plus, techniquement elles ont des couleurs. Celle-ci est sans doute bleue, et là-bas ce sont des géraniums si je ne me trompe pas. Mais il n'y a pas de tons, pas de contrastes, pas d'émotions. Rien ne fait sens dans ce paysage. C'est comme une toile ennuyante dans un musée, une espèce de nature morte pastel, fade.

Que s'est-il passé ? J'ai des souvenirs mais je doute de chacun d'entre eux. Il y a une histoire de visions, de dialogues avec un ange, d'ailes de dragon, de soleil, de galaxie, de prophétie. Ça ne m'a rien donné d'en parler alors j'ai arrêté. J'ai aussi arrêté d'y croire. Ça ne porte que de la souffrance. Je crois bien me souvenir d'une dispute avec mon père, et les infirmières ont l'air d'accepter cette histoire-là.

Tout le reste est vide. Je dois faire ma vie avec ça : un monde sans couleur, des visions à oublier, une dispute avec mon père.

Allez, debout.

Pourquoi debout ?

Pas de réponse.

Je suis debout, autant marcher.

Tout est comme ça, maintenant. Je n'ai aucune idée d'où viennent les gestes, à quoi ils servent. Le matin, je me lève, m'assois à la table du petit-déjeuner, on nous sert un café sans goût, je tends la main vers le bol, et à ce moment précis je me pose la question : qui a décidé de tendre la main vers ce bol ? Qui a décidé de se lever du lit, de traverser le couloir, de s'asseoir ? Et puis, c'est trop tard, tout est fait, alors j'arrête de me poser la question et je bois mon café sans goût. Je ne me pose plus les questions, je deviens le spectateur de ma vie. C'est d'un ennui incroyable, mais j'en suis arrivé à ne plus me rebeller.

Me voilà dans les couloirs de l'hôpital. On dirait un jeu vidéo : des surfaces droites, des personnages qui se promènent sans vraiment toucher le décor. Les personnages sont de trois sortes : des zombies, des gardes, des acteurs. Les zombies marchent lentement, sans parler, la tête baissée, et restent le plus souvent immobiles. Parfois, un zombie s'énerve, sans doute à la recherche de chair fraîche. Il se met à crier n'importe quoi et s'accroche même aux gens. Les gardes sont là pour le calmer. Les gardes préfèrent quand il ne se passe rien. Les acteurs, eux, jouent leur rôle, chacun le sien. Il y a une pleureuse, par exemple, qui pleurniche et crie quand elle aperçoit un garde. Dès que le garde est hors de vue, elle arrête parce qu'elle n'a plus de public (les zombies ne font pas un bon public). Il y a un patron qui engueule tout le monde  les gardes le laissent jouer son rôle tant qu'il ne touche pas aux gens ou aux objets. Mais les acteurs redeviennent eux-mêmes des zombies la plupart du temps.

Cette dame assise sur la chaise au bout du couloir, je l'aime bien. C'est une zombie, mais elle a quelque chose en plus. Son regard est fixe, mais pas vide. J'ai entendu des gardes – enfin, des soignants – évoquer le mot « sénilité ». Je ne sais pas très bien ce que ça veut dire, mais je crois que c'est l'un de ces mots qu'on utilise pour se protéger des gens pas pareils. Elle ne prend pas de rôle, ne crie jamais, ne se plaint jamais. Parfois je m'assois non loin d'elle, et l'observe pendant un moment. Elle ne bouge pas. Je n'arrive pas à décrire son visage. Quelque chose m'échappe, mais ce n'est pas comme la couleur disparue des fleurs. Son visage... est-ce qu'elle sourit ?

— M. Mlynikowski, voulez-vous venir avec moi s'il vous plaît ?

Les infirmières me vouvoient, c'est étrange mais c'est comme ça. Je me lève et la suis dans les couloir. Au bout du couloir il y a... mon père ?

— Bonjour Jacob, tu vas bien ?

Son visage semble bienveillant, mais je doute de tout en ce moment. J'ai du mal à croire que je suis vraiment en train de ranger mes affaires dans mon sac puis de le jeter sur mon épaule. Quand je vois le portail de l'hôpital diminuer de taille derrière moi, je n'y crois qu'à moitié. Quand les portes de la voiture claquent, je me tourne vers papa, qui tient le volant d'une main et met le contact de l'autre.

— Je sors vraiment ?

Il souffle d'un ton étonné et fatigué : « Ouais ! » et le moteur démarre.

Le paysage défile. Je tente une conversation, l'exercice est très étrange mais c'est mon jour apparemment.

— Tu as parlé au psychiatre ?

— Ouais. (ton neutre)

— Il est d'accord ?

— Ouais. (sec)

— Tu sais ce que tu fais ?

— Ouais... (contemplatif)

— On va à la maison ?

— Ouais, ouais... (appréhension)

— Pourquoi tu m'as sorti ?

— Ouais... (complètement ailleurs, là je le comprends parfaitement)

Pour une fois qu'une conversation se passe bien avec papa, je ne vais pas en rester là. Je vais le tester.

— Tu sais que je suis fou, que j'ai des visions, que j'entends des voix ?

— Ça peut arriver à tout le monde.

— Et qu'est-ce qu'on va faire ? On va continuer à vivre comme si tout était normal ? Je vais retourner au lycée ? Et entre deux cours, je vais encore sortir de mon corps et prétendre au CPE que j'ai juste un peu trop fumé de cannabis ? Ou alors je vais prendre des médocs toute ma vie ? Comment je suis sensé en profiter, de ma vie ? Une demi-vie passée à demi-vivre, sans envie, sans couleur, sans émotion concrète ? C'est vers ça qu'on va ?

— C'est marrant, tu mets des mots exacts sur mes pensées.

On arrive à la maison. La porte s'ouvre brusquement, Manon court et saute dans mes bras, je sens l'odeur de son schampooing. Elle ne me lâche pas alors je la porte en rentrant. La maison ressemble à celle que je connais d'habitude, quelques couleurs en moins. Maman nous fait un câlin, à Manon et moi, comme si elle ne nous avait pas vu depuis des années. Papa pose mes affaires dans l'entrée. Je finis par convaincre Manon de remettre les pieds sur terre. Elle crie et saute partout.

— Tu devrais monter dans ta chambre, tes amis t'attendent, me lance maman.

Mes amis ? Je n'ai pas d'amis.

— Monte, tu verras.

Dans l'incompréhension totale, je passe près de mon père, il a le visage toujours aussi impénétrable. Est-il désespéré ? Est-il résigné ? Est-ce de l'espoir ? De la peur ?

L'escalier est si familier ! C'est bien la première fois que je monte dans ma chambre à la demande de mes parents. Dans ma chambre il y a...

— Jacob ! On pensait bien que c'était toi !

Un gars et une fille ? Lui, c'est Faustin, je crois, et elle...

— Lui c'est Faustin et moi c'est Augustine ! On s'est réveillé ensemble en réa, tu te souviens ?

C'était il y a une éternité, je ne suis même pas sûr que ça s'est vraiment passé.

— Tu veux pas ouvrir ta bouche un peu ? continue-t-elle.

Ah merde, ouais. J'articule :

— On s'est vraiment réveillés ensemble ?

— Nous avons eu les mêmes visions que toi ! s'exclame Faustin. Nous avons vu l'univers sous toutes ses coutures, et nous avons vu le dragon rouge !

...

qu'est-ce qui...

  • non, pas enco.

re.

Et je m- -sur les genoux.

— Merde il a l'air mal en point, qu'est-ce qu'on fait ?

— On fait comme on a dit, on se tient la main !

Le vortex

Faustin

Augustine me saisit la main (un contact chaud et quasi érotique), nous nous emparons de celles de Jacob, qui menace de s'écrouler. Il semble ne rien se passer, du moins de prime abord. Jacob ne tombe plus, nous nous trouvons tous sur les genoux. Sommes-nous complètement ridicules ?

Jacob se met à serrer ma main, puis celle d'Augustine. Dès lors nous sommes verrouillés, une sensation de chaleur parcourt mes bras, puis tout mon corps. Ma vision se brouille. Je sens mon corps de moins en moins, mais nos mains liées me raccrochent à eux, comme une ligne de vie retient au bateau le marin tombé par-dessus bord.

L'eau nous submerge. Bientôt, nous ne respirons plus, nous ne voyons plus rien, conscients seulement de notre lien triangulaire, brillant, vibrant, oscillant.

Tout est bien, plus n'est rien

De corps ou d'esprit, évanoui.

Au centre du triangle et autour montent des nuages d'étoiles. Les soleils naissent, brillent, implosent-explosent, comme des gouttes de pluie qui viendraient s'écraser sur une vitre tridimensionnelle. Ils suivent leur lente course, s'éloignent de la source. Le temps est une spirale, nous la remontons lentement. Qu'est ce que la vitesse, quand on remonte le courant ? Le ruisseau se fait de plus en plus fin, le débit toujours plus rapide, nous sommes transpercés par des éternités mais nous avançons toujours plus doucement. Finalement c'est le temps qui nous traverse. Ce n'est pas nous qui arrivons à la source, c'est la source qui jaillit en nous. Elle :

— J'attendais. Bienvenue.

Elle est chaude. Sie glüht wie ein Sternkern. Elle ne nous brûle pas, nous n'existons pas vraiment.

— Êtes vous Dieu ? demande Jacob.

L'univers entier semble rire, une pluie d'étoiles tombe en cascade autour de nous.

— Je ne suis pas l'Unique. Je ne suis qu'un de ses serviteurs. Dans l'une de vos langues, on m'appellerait Abdalahad.

À ces mots, la lumière tourne, un cœur d'étoile s'étale dans une forme qui nous est familière. Nous en voyons l'intérieur et l'extérieur en même temps. Du feu pur, comme la flamme d'un chalumeau. Un corps longiligne, des ailes interminables, une tête dont la beauté dépasse tout ce que je croyais pouvoir imaginer. Des yeux insondables. La forme du dragon est autour de nous, entre nous, partout. La forme parcourt les nuages d'étoiles comme un albatros plane au-dessus des mers.

— Qu'est-ce qu'on fait là ? demande Augustine.

— Je vous ai appelés pour m'entretenir avec vous. Les humains m'intéressent.

Un soleil éclate en supernova éclate alors que nous le survolons.

— Mais qui êtes-vous ? insiste Augustine.

— Je dois vous raconter.

À mesure que les mots sont articulés par sa voix chaude, les images apparaissent, comme dans le flash-back d'un film Marvel.

— Au commencement il y eu Quelqu'un, l'Unique, que sur votre Terre on appelle Dieu. Dans un cri d'amour, il créa le temps et l'espace, ainsi qu'une multitude de serviteurs pour participer à sa création. Par le temps et l'espace, l'Unique se révéla Multiple, il nous montra la voie à nous tous. Aux serviteurs, il donna la Conscience. Leur travail était de mettre en lien les parties du tout. L'Unique avait dispersé les parties dans toutes les directions ; les serviteurs les rendirent amoureuses les unes des autres. Un magnifique ballet commença. J'étais pris d'extase et de gratitude face à ce spectale, mais bientôt mon travail devait commencer. Je devais marier les particules de matière devenues assez proches. Je travaillais dans les étoiles, c'était mon atelier. Mon existence a pris sens ce jour où, poussées par mes encouragements et par l'enthousiasme de leur multitude, deux grains de matières se sont unis dans une explosion d'amour. L'univers entier a poussé des cris d'allégresse en apprenant la naissance de leur enfant. Ma joie n'avait pas de borne. D'autres mariages eurent lieu, et les enfants eurent des enfants, des particules toujours plus nouvelles, plus grandes, plus originales. Pas de limite à ma fierté. Ce sont elles, les briques de vos corps.

— Je ne suis pas sûr de suivre, hasarda Augustine.

— C'est lui qui a fabriqué tous les atomes de l'univers, me permets-je de préciser.

— Une fois mon travail accompli, j'ai pu me reposer et contempler le travail des autres serviteurs. Ils continuèrent l'œuvre commandée par l'Unique. Ils assistèrent au grand refroidissement, marièrent les graines les unes aux autres. Cela ne fit pas d'explosion, mais créa de plus en plus de formes différentes, toujours plus intriquées, plus belles. L'assemblée des serviteurs était ravie. Puis, l'un d'entre eux maria ces formes complexes d'une manière qu'on n'aurait jamais pu imaginer auparavant. La nouvelle forme avait la capacité de se reproduire et de faire des enfants qui lui ressemblaient. Beaucoup des serviteurs trouvaient cela magique, beaucoup étaient dépassés. La plupart avaient déjà accompli leur part du travail, comme moi, et se contentaient d'observer. Les formes ont continué de se reproduire et de faire des enfants, sans qu'on ait besoin d'y toucher. Toujours plus diverses, toujours plus nombreuses. C'est alors que quelque chose d'absolument incompréhensible s'est produit.

— Qu'est-ce que c'était ? dis-je naïvement.

— L'Unique s'est manifesté. Jusqu'alors, nous avions tous conscience d'accomplir son intention sans faillir, et il ne manqua pas de nous féliciter. Mais ce qu'il avait à faire nécessitait son intervention spéciale. Il choisit l'une des formes vivantes et lui transmit la Conscience. Nous protestâmes tous, disant que son entreprise n'avait aucun sens, que la Conscience ne devait pas exister dans une forme de la matière. L'Unique nous ignora. Ces formes de vie héritèrent donc de la Conscience. Elles apprirent qu'elles étaient des parties dans le tout, et ainsi a commencé ce qu'on appelle l'Expérience Humaine. Plusieurs serviteurs se sont attachés aux humains. D'autres en sont devenus irrémédiablement jaloux. Beaucoup s'en sont désintéressés, j'étais de de ceux-là jusqu'à récemment. L'Expérience Humaine est une aberration pour moi. À quoi sert-il d'être conscient d'exister dans un temps et dans un espace limités ?

— Que voulez-vous de nous ? demanda Jacob.

— Je voulais vous poser cette question. Pourquoi existez-vous ?

— Vous questionnez les intentions de Dieu, réponds-je. S'il ne vous a pas expliqué à l'époque, pourquoi le saurions-nous aujourd'hui ?

Il y a une sorte de silence. Non que le temps s'écoule, mais nous avons l'impression que notre interlocuteur réfléchit.

— Comment pouvez-vous exister sans connaître le sens de votre existence ?

— Il faut avouer qu'il pose de bonnes questions, renchérit Augustine.

C'est à notre tour de réfléchir. Par les fils qui nous relient, Jacob, Augustine et moi partageons nos pensées, aussi simplement que si nous échangions des photos sur facebook. Je pourrais lire leurs souvenirs les plus inavouables si je le voulais, mais maintenant que je le peux, ça m'a l'air tellement inutile. Nous nous consacrons à la question, juste pour se rendre compte que :

  1. Nous ne connaissons pas le sens de notre existence,
  2. Nous vivons avec cette ignorance même si c'est bien galère quand même.

Nous le formulons ensemble, à trois :

— Pourquoi nous disposons de la conscience d'exister dans un temps et un espace limité, voilà qui est également un mystère pour nous. Vivre avec cette conscience est une épreuve de tous les jours. Si vous obtenez de plus amples détails, merci de nous tenir informés.

Hochement de tête de la part de notre dragon galactique. Il ajoute :

— Je vous remercie d'être venus me trouver. Nous reparlerons, si vous l'acceptez.

— Oui !

Il s'envole, sa forme se dissout dans le plafond d'étoiles.

Les corps réaparaissent.

Nous ouvrons les yeux, croisons des regards incertains, étonnés. Nous nous lâchons les mains, chacun regarde et se touche les siennes, l'air un peu gêné.

Nos regards se croisent à nouveau, incrédules, comme si on nous avait raconté une blague trop énorme. Les regards se renforcent, les sourires se font des plus en plus francs, et d'un coup, d'un seul, les rires éclatent.

Dans la famille de Jacob

Augustine

J'adore cette maison, j'adore cette famille. La mère de Jacob est super sympa, elle n'a pas eu le moindre regard désobligeant depuis qu'on est arrivé hier soir. Maintenant que Jacob est là, elle rayonne. Mais ce n'est encore que peu de choses comparé à Manon. La petite passe son temps à nous courir dans les pattes, elle veut passer tout son temps avec nous. Elle nous voit sans doute comme des héros de je ne sais quelle série télé, où les jeunes de dix-sept ans sont joués par des acteurs de cinq ans plus vieux. Pour elle, nous sommes déjà des adultes, grands, sûrs d'eux. Tu parles.

Le père de Jacob me fait craquer. Il est beau, il sait ce qu'il dit, il est parfait. Je voudrais être sa femme et faire grandir des enfants avec lui, dans cette super baraque. La voix de la raison me ramène régulièrement sur terre quand je croise Jacob. C'est pour lui que je devrais en pincer, normalement. Il est aussi beau que son père, mais il lui manque un truc. Quelque chose n'est pas solide en lui. Il est comme un très beau tapis sur lequel on aime marcher, mais quand on en soulève un coin, on s'aperçoit qu'il ne repose sur rien. C'est le vide spatial là-dessous, le trou noir. Le pauvre garçon le sait bien, il s'accroche comme il peut.

Faustin, quant à lui... Normalement, je n'aurais jamais traîné avec un tel plouc. Mais j'avoue que même si on ne comprend rien quand il parle, il dégage une sorte de gentillesse inoffensive. Tiens, le voilà qui s'est installé sur la terrasse. Je viens le trouver alors qu'il se roule un joint.

— Rassure-moi, tu vas pas laisser Jacob fumer de ton truc, je lui lance.

— Tu es folle ! On veut le garder sur terre, le malheureux. C'est déjà pas simple.

Il répartit des morceaux d'herbe sur son tabac et entreprend de faire rouler la mixture dans le papier à cigarette.

— Je sais pas comment tu le trouves, dit-il. J'ai l'impression qu'il va mieux. L'épisode de ce matin lui a remis les idées en place.

— J'ai la même impression. Il a l'air comme... décapsulé. Rassuré d'avoir tout regardé en face, et surtout qu'on soit plusieurs.

— Oui. À plusieurs c'est plus facile.

Il passe sa langue sur le bord du papier. Une brise fraîche coule entre les chaises en plastiques de la terrasse. Le silence s'installe, je le casse.

— J'ai parlé avec ses parents. Ils proposent qu'on aille passer quelques jours dans la maison de ses grand-parents, en campagne. Je sais pas ce que Jacob et toi, vous leur avez raconté...

— Nous leur avons expliqué dans les grandes lignes, explique-t-il en allumant l'extrémité de sa cigarette magique.

— Ils ont l'air de penser qu'on ferait bien de prendre l'air. Ça me semble une bonne idée. J'ai pas envie de retourner en cours pour le moment. Officiellement je suis encore dispensée, et Jacob aussi. Mais toi...

— Je peux rater quelques jours de cours, ils contacteront mon père et tout ira bien. Nous avons eu une discussion, lui et moi. Et tes parents ?

— Le dernier de mes soucis, fais-je d'un ton blasé.

L'odeur de cannabis est forte, maintenant, la fumée monte entre les murs de pierre. J'observe les volutes monter délicatement, rêveuse. Je hasarde :

— Au sujet de la question que nous posait, heu...

— Abdalahad.

— Oui. Tu y as réfléchi ?

— Jacob et moi en avons parlé. Nous avons évoqué le sujet à son père, qui n'a pas voulu s'en mêler. Il nous a dit que les réponses viendraient d'elles-mêmes une fois qu'elles seraient bien posées.

— Mais pourquoi ça nous arrive ?

Ma voix se fait pressante, le sujet m'angoisse un peu. Je sais pas où on va, avec toutes ces conneries.

— Relax, Augustine, fait-il avant de reprendre une taffe. Relax. Nous avions des questions, on nous a donné des réponses. Tiens, prends une latte.

Ma main tremble en saississant le joint fumant. Je ne bédave pas, d'ordinaire. C'est l'occasion d'essayer. Ark ! Ça brûle la gorge ! Faustin m'explique comment inspirer la fumée en y ajoutant de l'air. Je tire une latte, tousse, en tire une deuxième. On passe un moment à se passer le joint en discutant de choses plus banales. Comment il s'est mis à fumer, au début pour soigner son mal de crâne. Comment mes parents se séparent. Comment ça nous fait bizarre de passer du temps dans une famille saine. Je sens l'effet de l'herbe qui monte, comme un verre de vin qui vient tourner la tête, mais en beaucoup, beaucoup plus agréable. Je suis détendue maintenant, on se prends à rigoler sur des choses simples.

— Pour en revenir à ta question, reprend-il, je pense qu'elle a été chassée par une nouvelle. Pourquoi tout ceci nous arrive-t-il ? Parce qu'Abdalahad nous a choisis comme interlocuteurs, pardi. Fin de l'histoire. Pas d'explications, pas de destin, pas de raison. La question a été remplacée par une autre, encore plus folle : pourquoi existons-nous ? Comment exister sans connaître le sens de notre vie ? N'importe quel humain est concerné. Nous n'allons pas nous intéresser à nos petits destins, nous allons nous vouer au grand œuvre, à la grande question. Une fois qu'on y aura répondu, quelque chose d'autre se passera. Quelque chose d'encore plus merveilleux, d'encore plus incompréhensible. Ainsi vont les choses.

— Alors, tu es d'accord pour aller à la maison de campagne ?

— Oui, ça sera génial !

Il est cool, ce gars, vraiment cool, avec le col de sa chemise qui dépasse n'importe comment de son pull-over, et ses lunettes pleines de poussière. Sous son visage replet, je décèle une intelligence curieuse et en mouvement. Voilà qui me va. Je le vois qui plonge dans son portable, sans doute pour contacter sa copine. Il est temps de m'éclipser.

— OK, merci pour ton temps, et heu... merci pour le joint.

— Un plaisir !

Là-dessus, je vais m'installer dans le salon, où, posée dans le fauteuil de M. Mlynikowski, je contemple Manon qui dessine dans un cahier de coloriage My Little Pony, pendant que Jacob fait courir son stylo-plume dans un carnet Paperblanks. Saloperie de famille heureuse, pourquoi n'y ai-je pas eu droit ?

Je pourrais leur parler, je pourrais rester sans rien dire. Va pour la deuxième option. Il est temps pour un tour de manège philosophique.

Abdalahad a posé deux questions :

  1. Pourquoi existons-nous ?
  2. Comment exister sans connaître le sens de notre vie ?

Or, la prof de philo nous a fait bosser sur l'importance de bien décortiquer un énoncé.

  • Que veut dire « exister » ?
  • Quel « nous » est impliqué ?
  • Est-ce un nous à trois, est-ce toute l'humanité ?
  • Qu'est-ce que le sens ?
  • De quelle vie parle-t-on au juste ?

Ça me prends la tête, tout ça. Je n'ai jamais compris où la prof voulait en venir. Je ferais mieux de m'en tenir à une question plus simple, comme celle qui s'était déjà imposée à moi. Qu'est-ce qu'un humain ?

Un humain est un être biologique, un primate avec des pouces opposables (pratiques pour dessiner) et un gros cerveau (pratique pour inventer l'écriture).

— Je t'arrête tout de suite, ma petite. Quand tu dis « un humain est un être », il y a deux fois le mot « être », une fois en verbe conjugué et une fois en nom. Enlève-en un.

— Un humain est biologique. C'est mieux comme ça ?

— Que veut dire biologique ?

— Bio, la vie, logos, le discours. Le discours sur la vie. Heureusement que j'écoute en classe, parfois.

— Donc, un humain est un discours sur la vie ?

Je m'arrête là. Suis-je vraiment en train de parler avec moi-même ? Est-ce le cannabis qui me fait vriller, ou le fauteuil du père de Jacob qui m'entraîne dans ces pensées bizarroïdes ? Pourtant, tout va bien. Manon continue de dessiner, Jacob continue d'écrire. Le monde tourne rond. Soit. Poursuivons.

— Très bien, admets-je. Un humain est un discours sur la vie.

— Ta question de départ, si je me souviens bien, était « Qu'est-ce qu'un humain ? » et devient donc « Qu'est-ce qu'un discours sur la vie ? »

— Admettons. Mais je ne vois pas où tu veux en venir.

— Qu'est-ce qu'un discours ? Qu'est-ce que la vie ?

— Ah, d'accord, tu creuses toujours plus profond. Voyons voir. Un discours, c'est une suite de mot qui présente une vision des choses. La vie, c'est ce qui bouge et se multiplie... J'ai compris où tu veux en venir ! Si on met les deux bout à bout... un humain, c'est une suite de mots qui présente une vision des choses qui bougent et se multiplient ! Mais ça ne veut rien dire !

BAM

Un livre est tombé de l'étagère. Il avait mal été rangé. Jacob se retourne, l'attrape de la main, l'amène devant ses yeux, jette un œil sur la page qui a été ouverte par hasard. Sans réfléchir, il lit à voix haute :

« Avec de la terre, le Seigneur Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun. »

Puuuuuutain !

— Fais-moi voir ton livre ! j'ordonne.

Jacob me tend le bouquin d'un air interrogateur. Je le lui arrache des mains et regarde la couverture. La Bible ?! Jamais lu. Voyons voir... mais c'est hyper long ! Prenons un autre morceau au hasard, me dis-je en faisant glisser les pages sous mon pouce opposable.... stop ! Alors, qu'est-ce que ça dit...

— Augustine, tu vas bien ? Ça fait une demi-heure que tu as les yeux dans le vague. Tiens, prête-moi le livre, je vais le poser là, sur la table. Je ne perds pas ta page. Allez, regarde-moi !

C'est Jacob qui me touche les mains. Ce contact me fait revenir sur terre, c'est chaud et agréable. Je lève les yeux et le trouve content, soucieux pour moi mais content.

— On va manger, Augustine, viens avec nous !

Je me lève et le suis, mais cette phrase me poursuit. Elle commence l'un des chapitres du livre. Je l'ai apprise par cœur :

« Au commencement était le logos, la parole de Dieu, et le logos était avec Dieu, et le logos était Dieu. »

Les voyageurs temporels

Jacob

C'est bien simple : je les aime. Pour la première fois de ma vie, je ne suis pas seul dans mes attermoiements existentiels, j'ai des gens qui me comprennent. Plus d'une fois j'ai rêvé de pouvoir partager ce genre d'aventure avec d'autres. Parcourir la Terre du Milieu, affronter des dragons, récupérer un trésor ! Et pour une fois dans ma vie, nous y sommes, nous y sommes presque. Pas de trésor en vue, mais il y a un dragon dans l'histoire. Un dragon transdimensionnel qui nous pose des questions existentielles dont nous n'avons pas les réponses, certes. But a dragon nonetheless. Pas de Terre du Milieu en vue non plus. Mais on est tous dans la voiture de maman pour rejoindre la maison de mes grands-parents, c'est toujours ça.

Faustin et Augustine ne me prennent pas pour un dingue, c'est le plus beau cadeau qu'on puisse me faire. On a passé la soirée d'hier à quatre, à jouer aux cartes. Manon était ravie, et moi j'étais heureux de pouvoir vivre un moment simple. Quand Manon a dû se coucher, aux ordres de maman, on a pu discuter de nos histoires. Augustine a mis un sujet sur la table : la parole. Elle a dit que la parole, c'est ce qui donne leurs noms aux choses, ce qui construit l'univers. Comme chacun met des mots sur ce qu'il vit, chacun crée son propre univers. Faustin a rétorqué qu'on utilise tous une même langue pour désigner les objets, et par conséquent nous partageons le même univers. La conversation a continué comme ça jusqu'à une heure du matin, on a dû se coucher.

Quel est le sens de la vie ? Je ne me pose même plus la question, tout est parfait en l'état.

On arrive à destination, maman me donne les clés avec quelques directives, puis repart.

— C'est joli comme coin ! fait Faustin une fois descendu de voiture. Tu viens souvent ici, Jacob ?

— Moins souvent depuis que mes grands-parents sont morts. On a un domestique qui passe entretenir la maison tous les mois. Mes oncles et tantes ne savent pas s'ils veulent vendre ou louer. En attendant, c'est vide et c'est à nous.

— Excellent ! s'exclame Augustine. J'ai toujours rêvé de vivre comme une bourge !

Il ne faut pas exagérer. C'est une belle maison, mais pas bien isolée. Le seizième siècle c'était bien mais heureusement qu'on a inventé le chauffage central depuis. Enfin c'est vrai qu'elle est accueillante, cette maison. J'y ai passé des vacances heureuses quand j'étais gosse, à me promener dans le bois attenant, à construire des barrages dans le ruisseau.

On rentre et on fait comme chez nous. J'éprouve une satisfaction profonde à leur montrer les chambres, le salon, le grenier, le jardin. Chaque recoin fourmille d'histoire, je leur raconte les anecdotes de la famille, ils sont tout ouïe. Faustin veut tout savoir de l'utilité originelle de la maison (un corps de ferme depuis le début), Augustine pose question sur question au sujet de la vie de mes grand-parents (mariage d'amour contre l'avis de leurs parents, une épopée). Après avoir fait le tour du propriétaire, on fait à manger (maman nous a laissé d'amples provisions) et on s'installe à déjeuner dans la salle, sur la grande table à manger. Ça fait bizarre d'être là sans adultes.

Une fois le fromage fini, on laisse tomber le dessert, on n'a plus faim. Je fais du thé et on s'installe dans les profondeurs des fauteuils du salon. Si je plaçais mon oeil au centre du tapis et que je tournais sur moi-même, je pourrais voir en vision panoramique et à la suite : Faustin engoncé dans son fauteuil, la cheminée vide, la porte qui donne sur le jardin, moi assis en tailleur sur mon fauteuil, Augustine les jambes croisées et les bras sur les acoudoirs, Faustin à nouveau. Chacun une tasse de thé à la main.

Un silence s'installe.

— Bon, et maintenant qu'est-ce qu'on fait ? demande Augustine.

Faustin se tait, je fais de même. Il a l'air de réfléchir intensément, moi je me moque de tout. Je suis heureux comme je suis.

— Hé les gars, je vous rappelle qu'on a une mission ! laisse-t-elle échapper, alarmée. On a une question brûlante et on n'a pas le moindre embryon de réponse !

Silence. Ça ne lui plaît pas, ça non.

— Toi, tu dis rien ? me fait-elle.

Je ne parle pas souvent, c'est vrai.

— T'es assez nombreux dans ta tête et t'as pas besoin de parler aux gens, c'est ça ?

— Hé !

Ça m'a échappé.

On se regarde. Elle m'énerve, cette nana ! Pourquoi elle vient m'embêter moi ? Je me défends :

— T'es pas obligée d'être méchante avec moi, je t'ai rien fait.

— Ça suffit, vous deux !

Heureusement que Faustin est là. Il prend un ton calme, ça fait un nouvel objet d'attention pour elle et de curiosité pour moi.

— Je n'en sais pas plus long que vous mais je sens qu'un modérateur n'est pas de trop. Je vais tâcher de reformuler les demandes d'Abdalahad et vous allez me dire si nous sommes d'accord. Question numéro un : « Quel est le sens de votre vie ? » On est d'accord ?

— Ouais.

Je fais oui de la tête.

— Et est-ce qu'on connaît le sens de notre vie ?

— Nan.

Je fais non de la tête.

— Bien. Enfin, quand je dis « bien »... Deuxième question : « Comment faites-vous pour vivre dans cette ignorance ? » On est d'accord ?

— Ça ne veut rien dire tout ça, fait Augustine. Ça veut dire « quel sens cela a-t-il, de ne pas avoir de sens ? » C'est l'hôpital qui se fout de la charité.

— Hein ?

— Je suis pas sûr de l'expression, mais grosso modo, je trouve que ça ne veut rien dire ce qu'il nous demande, c'est pour ça que je suis en colère. « Bonjour petits humains, excusez-moi de vous déranger, mais pouvez-vous me résumer en deux minutes ce que des millénaires de philosophies n'ont pas réussi à dénouer ? Vous comprenez, je suis un être interdimensionnel, j'ai fabriqué des galaxies et maintenant je m'ennuie, alors je vous pose la question. » Mais nous on lui a rien demandé, hein. Pourquoi on est là, d'ailleurs, hein ? Pourquoi on se prend la tête pour lui ?

— Merci de ta contribution au débat, Augustine. Jacob, qu'as-tu à dire à ce sujet ?

Il est sérieux ?

— Heu... je m'en fous un peu, à vrai dire. L'important pour moi, c'est de ne pas être fou et d'avoir des amis.

Ton tranchant d'Augustine :

— Qui t'a dit qu'on était amis ?

Elle se fait réprimander par Faustin mais c'est trop tard, ça m'a vexé. Je me lève et sors par la porte du jardin. Faustin me hèle mais je le rassure : je ne vais pas loin. Je les laisse derrière moi, passe la porte, trace mon chemin dans les allées gravillonnées, trouve le petit bois et son ruisseau, m'accroupis près de l'eau. Je viens toujours là quand je suis troublé. Le coulis de l'eau sur la terre, c'est une présence sans cesse renouvelée.

Quelque chose me calme dans cet ordre toujours déséquilibré. Le paysage recèle-t-il une quelconque réponse au trouble qui me tiraille ? Le silence des alentours se cache derrière lui-même, comme si le bruit de l'eau disparaissait à force d'être toujours là. L'eau vient du ciel et va vers l'océan. À quoi bon fabriquer des barrages, l'eau passera tôt ou tard. Y a-t-il quelque sagesse à y trouver ?

Va doucement, Jacob. Reste accroupi, continue d'écouter, un jour tu comprendras.

Des bruits de pas derrière moi. Je ne me retourne pas.

— Jacob ?

C'est elle.

— Jacob, j'ai parlé avec Faustin. Je regrette ce que j'ai dit. Je suis assez perturbée en ce moment, je dis des bêtises, je te demande de me pardonner.

Je me lève, me retourne, la toise de ma taille supérieure. Un peu plus loin, Faustin observe sans mot dire.

— Qu'est-ce que ça change que je te pardonne ? Tu l'as dit et tu le pensais, c'était honnête de ta part.

— Si tu me pardonnes, ça change tout. Ça change la façon que tu as de me regarder, et moi toi.

— Si je te pardonne, tu me regarderas comment ?

— Comme un ami.

J'ai du mal à la croire.

— J'ai du mal à te croire.

— Ah, Jacob, je comprends que tu n'as pas l'habitude, mais vraiment, c'est quelque chose qu'on fait tout le temps entre amis. On se dispute, on s'éloigne, on fait son caca nerveux, on revient vers l'autre, on ravale sa fierté, on demande pardon, on se fait pardonner. Ça va mieux après.

J'ai beau décortiquer tout ce qu'elle me raconte, je n'y trouve pas de sens, mais soudain mes réfléxions sont interrompues par un flash lumineux dans mon dos, accompagné d'un bruit fort, comme un sifflement, mais ça décroît déjà. Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Les visages d'Augustine et Faustin sont indéchiffrables, ils ont l'air d'être sur pause. Je me retourne et ça me met moi aussi sur pause.

Près du frêne, à trois mètres au-dessus du sol du bosquet d'arbres, une voiture est apparue, heu... en lévitation. Ça ressemble à une Tesla, l'une de ces voitures modernes tout-électriques, sauf qu'elle est à la fois plus récente et plus vieille que celles que j'ai vues en vidéo. Plus récente car ses courbes sont futuristes. Plus vieille, parce qu'elle est salie et cabossée comme la clio de mon père. La voiture est garnie de tout un tas de trucs qui brillent en dessous – c'est sûrement pour la faire léviter. L'histoire ne dit pas comment elle est arrivée là. Le fait est que le frêne s'est fait arracher une branche dans l'affaire.

La Tesla descend doucement et se pose sur le sol du bosquet. Elle va aussi bien dans le décor que des épinards sur un gâteau de mariage.

— On voit vraiment tous la même chose ? s'inquiète Augustine.

Nous lui répondons que oui. Nous ne nous étonnons plus qu'à moitié.

Quelqu'un sort de la voiture, c'est une jeune femme dans la vingtaine, l'air fatigué, les vêtements usés, mais je n'arrive pas à les décrire, ils ne ressemblent à rien de connu. Quelqu'un d'autre sort de la voiture, c'est également une femme, même air fatigué, même vêtements usés et indéfinissables. La première nous lance :

— Salut les jeunes, ça va ?

On n'a pas bougé, elles viennent vers nous pendant qu'une troisième personne (un homme) sort de la voiture et se met à inspecter les pneus et la machinerie. Et voilà, elles sont devant nous.

— Bon, les jeunes, c'est quoi l'histoire avec vous ? On a détecté une grosse dose d'anti-entropie par ici.

Elle regarde machinalement à gauche et à droite pendant que l'autre pointe un instrument vers nous. J'essaie de répondre du mieux possible.

— Eh bien, je ne vois pas de quoi vous parlez, nous sommes des adolescents ordinaires...

— Conneries.

Je me retourne, c'est Augustine qui a pris la parole. Les dames de la Tesla s'intéressent à elle, qui continue :

— On est pas normaux et on le sera jamais. On en tient une couche monstrueuse, voilà la vérité.

— Il nous faudrait plus de détails, fait la dame.

— Faustin, explique-leur, dit Augustine.

Pendant que Faustin parle, les femmes nous scrutent intensément de leurs yeux et de leurs instruments.

— Nous sommes tous les trois réunis par un contact télépathique avec une entité qui a participé à la création du monde et veut absolument savoir de nous ce que nous ignorons.

— Qu'est-ce qu'elle veut savoir ? demande la dame à l'instrument.

— Le sens de la vie humaine.

Les deux femmes éclatent de rire, on entend l'homme pouffer, allongé qu'il est à réparer je ne sais quoi sous la machine. La femme à l'instrument, penchée sur son écran, dit d'une voix technique :

— C'est pas mal mais ce n'est pas encore ça. Il faut continuer à chercher.

— OK, on remballe. Salut, les jeunes. Désolé pour l'arbre.

— Attendez ! crie Faustin. D'où venez-vous ?

— Trente ans dans le futur !

Elles se redirigent déjà vers la voiture. L'homme ramasse ses outils et les jette sur la banquette arrière. C'est sans compter sur un Faustin curieux.

— Attendez encore ! Maintenant que vous êtes là, vous avez peut-être la réponse pour nous : à quoi sert-il de vivre sans savoir pourquoi ?

La dame se retourne, assez blasée, elle tient la portière de la main.

— Crois-moi, jeune, t'as pas envie de savoir, mais tu m'as l'air sympathique, alors je vais t'expliquer notre situation. Là d'où on vient, l'humanité est sous le contrôle de la Machine, un super-ordinateur qui a développé sa propre conscience. Personne ne peut ne serait-ce que lâcher un pet en liberté. La résistance s'est organisée, mais c'est dur, c'est très dur. Notre seul moyen de défense, c'est de voyager dans le temps. La Machine n'a jamais pu ou voulu s'y hasarder, ça doit la faire buguer. Nos modèles post-quantiques ont prédit que la seule chose capable de détruire la machine est une Anomalie Entropique, une sorte de Truc. Alors on a récupéré une bagnole dont les batteries étaient pas trop nazes et on en a fait une machine temporelle, et on parcourt la grande spirale à la recherche de cette fameuse Anomalie dont on ignore à peu près tout, sinon qu'elle iradie de l'anti-entropie pleine balle. On cherche et on trouve pas. Au moment où je te parle, enfin façon de parler, on a un pote qui est en train de se faire torturer, tu imagines qu'on n'est pas si joyeux que ça. Du coup, vous nous faites bien marrer avec vos questions sur le sens de la vie. Allez bye, profitez de votre époque.

Elles remontent dans la voiture, qui se remet à briller, à siffler, à s'élever. Nous avons juste le temps de nous éloigner vite fait puis de nous retourner pour voir le flash lumineux. Ça nous laisse bouche bée pendant un bon moment, jusqu'à ce qu'on entende à nouveau le bruit du ruisseau. Le frêne a une grande cicatrice là où sa branche a été arrachée, je ne sais pas comment je vais expliquer ça aux parents.

Je crois que je ne construirai plus de barrage dans le ruisseau.

Je me retourne, m'approche d'Augustine. Je ne sais pas comment lui dire, si il faut que je lui prenne la main, lui touche l'épaule, ou lui fasse un câlin, alors je lui dis juste simplement :

— Je te pardonne.

Le dialogue et l'extase

Faustin

J'ouvre les yeux.

Le tapis du salon dévoile ses couleurs. Je me tourne sur moi-même et découvre la cheminée, le matelas sur lequel Jacob est couché, le canapé. Augustine y dort, roulée en boule sous sa couverture.

Nous avons dormi là. Après la dispute d'hier et la rencontre avec les voyageurs temporels, nous nous sommes mis d'accord sur notre mission, si étrange soit-elle. Nous avons établi une cellule de brainstorming dans le salon, en partageant les rôles.

Augustine était la force motrice. Une fois ses premières idées lancées, elle était inarrêtable et proposait concept sur concept. Jacob, lui, reformulait de façon naïve et presque cynique, retournait ce qu'elle disait contre elle-même. Elle s'en est énervée, puis s'est vite accomodée à ce petit jeu. Dans ce ping-pong, j'étais l'arbitre. Quand ils manquaient de vocabulaire, il se tournaient vers moi, et je vérifiais tout avec mes propres méthodes, définissais un terme technique, corrigeais un abus de langage, arrêtais des non-sens. Les stylos ont chauffés. Nous avons couvert des feuilles entières de concepts, de mots-clés, d'hypothèses, de théories. Tout y est passé, de la Bible à l'existentialisme, en passant par le bouddhisme et la non-dualité du zen. Nous avons tout tenté, tout cherché, tout discuté, de notre mieux. Il s'est fait tard, nous avons fait du feu dans la cheminée et mordu dans des sandwiches en répandant des miettes sur toutes nos vaines tentatives d'explication du monde. Nous, des enfants, avons joué aux adultes, détruit et reconstruit le monde. Arrivé à minuit, de guerre lasse, nous avons laissé le feu mourir, jeté des matelas sur nos gribouillages métaphysiques, et cédé au sommeil.

Le jour éclaire la pièce de plus en plus fort. Je m'extrais de mon duvet, me lève tant bien que mal et m'oriente vers la cuisine. Rituel du matin, du thé. Le bruit de la bouilloire remplit le silence de la maison. Toutes ces sensations me grisent. La cuisine des années 60 a l'air plus démodée que la maison elle-même, pourtant plus vieille. Le carrelage froid sous mes pieds nus. Le calme de la campagne, orné seulement des chants d'oiseaux. L'eau est chaude, je remplis la théière et l'amène au salon, avec trois tasses. Je fais un deuxième voyage pour amener du pain et de la confiture. Tout cet équipement va sur la table basse que j'installe près de mon matelas. Emmitouflé dans mon duvet, j'entame mon petit-déjeûner. Je renonce à mon joint matinal.

À l'odeur et au bruit, Jacob se réveille et vient s'attabler. Pas un mot ne s'échange. Nous sucrons, tartinons, mastiquons, buvons, consciencieusement. Au moment de se resservir du thé, et à voix basse pour ne pas trop déranger Augustine, nous partageons quelques banalités. Puis, il demande :

— Comment ça va se passer, à ton avis ?

— Ça va bien se passer, réponds-je sans réfléchir.

Augustine émerge, grogne un « salut » et va aussitôt prendre une douche, sans toucher au petit-déjeûner. J'ajoute :

— J'ai un bon pressentiment.

Nous sommes prêts. À genoux sur les matelas du salon. Les téléphones sont éteints. D'un même mouvement, non sans émotions, nos mains se tendent les unes vers les autres. La chaleur des paumes m'évoque Anne-Marie et notre intimité. Pourquoi je pense à elle maintenant, voilà qui m'interpelle, mais très vite je n'ai plus le temps d'y penser. Comme chez les parents de Jacob, nous nous retrouvons dans un état de conscience modifiée. Les pensées qui m'étaient propres semblent disparaître. Non que je sois incapable de mes propres réflexions, elles sont encore mobilisables. Celles-ci me sembleraient simplement superflues dans ce contexte. Je suis relié aux autres, et eux à moi. Nous formons ce même triangle de conscience, tout le reste s'efface au profit de cette vision implacable. La seule pensée un tant soit peu articulée que je me fasse, alors que nous parcourons de nouveau les étendues galactiques, se résume ainsi : jamais de ma vie je n'aurais cru me confronter un jour à tous ces trucs new age.

Comme la dernière fois, la forme d'Abdalahad nous apparaît, brûlante, sage, ancienne.

— Soyez salués !

Un soufflet de forge.

— Bonjour, Abdalahad, répondons-nous impressionnés.

Nous pensons à la fois séparément et ensemble, c'est particulier. Nous parlons tous les trois d'une même voix, avec une retenue polie.

— Nous avons réfléchi aux questions que vous nous avez posées. C'est un sujet difficile pour nous, mais nous avons fait de notre mieux.

— Je vous écoute, fait-il patiemment.

— Les humains ont développé des écoles de pensées différentes et contradictoires. Il n'y a pas une seule explication au sens de la vie humaine, il y en a des milliers. Celle qui nous convient le mieux est que chaque humain doit trouver lui-même le sens de son existence.

— Quelles sont les moyens à sa disposition ?

— Ils sont imparfaits et ne fournissent aucune garantie. De nombreux humains renoncent.

— Comment un humain peut-il accepter de vivre sans avoir d'explication à son existence ? Ça n'a aucun sens pour moi, qui ai été créé par l'Unique dans un but clair.

— Et maintenant que tous les atomes de l'univers sont fabriqués et que les étoiles brûlent d'elles-mêmes... si nous pouvons nous permettre, quel sens votre existence a-t-elle ?

Ça nous a échappé, nous craignons de lui avoir manqué de respect, mais c'est logique pourtant. Notre interlocuteur semble réfléchir. Non qu'il prenne du temps à répondre (quel sens peut bien avoir le temps ici), mais la couleur de sa voix change, comme quelqu'un a toussé pour éclaircir sa voix.

— C'est vrai. La raison pour laquelle je m'intéresse à vous est que je ne sais moi-même plus pourquoi j'existe encore.

— N'avez-vous pas d'autres entités de même nature à qui parler ? Ne pouvez-vous pas vous entretenir avec l'Unique ?

— Les autres serviteurs ont disparu. Quant à l'Unique, il se révèle dans le multiple. En discutant avec vous, c'est avec l'Unique que je m'entretiens. Ou plutôt, c'est l'Unique qui s'entretient avec lui-même.

Nous sommes un peu sonnés par ces dernières affirmations et par leurs implications. Nous devons mettre en commun nos incertitudes pour trouver une chose sensée à dire, en même temps qu'on se découvre une certaine affinité avec Abdalahad. Il nous semblait un ange tout-puissant, il nous apparaît plus comme un compagnon d'infortune. Nous nous permettons de le tutoyer.

— Tout n'est pas désespéré. La recherche de sens est une aventure qui se suffit à elle-même. Depuis que tu nous as posé tes questions, notre vie a pris du sens. Un peu. Nous avons été mis en lien et nous apprenons à parler. La parole est l'interface qui nous fait grandir.

— Et cette parole, qui vous l'a donnée ?

— Les humains appellent cela le chaos, tu appelles cela l'Unique.

— Vers quoi vous fait grandir cette parole ?

— Nous ne savons pas, nous découvrons à mesure du chemin.

Il semble réfléchir, puis que son ton change encore. De gigantesque, sa forme devient modeste. Sans perdre de sa noblesse, elle se fait plus proche de nous. Nous avons affaire à un dragon jeune, presque adolescent dans sa posture.

— J'ai encore une question, dit-il. Qu'advient-il de votre conscience lorsque vos corps disparaissent ?

— C'est une excellente question, nous l'ignorons. Théories contradictoires. Conseil unanime des humains : pense plutôt à vivre pleinement l'instant présent.

Cette fois il change vraiment. Sa forme s'amincit, ou plutôt l'espace dans lequel elle est inscrite s'allonge.

— Je commence à comprendre. Il faut se garder de comprendre. Je vais avoir encore besoin de votre aide.

— Nous ferons ce que nous pourrons.

— Je vais faire quelque chose que je n'ai jamais fait et dont j'ignore les conséquences.

— C'est ce que nous faisons tous les jours au quotidien. On ne peut pas ne pas prendre de risque. Pourquoi éviter les dangers ? Pour vivre en sécurité jusqu'à la mort ? Nous t'encourageons dans ton action, quelle qu'elle soit.

— Je vous comprends parfaitement maintenant qu'il n'y a rien à comprendre.

Sa forme s'allonge de plus en plus, elle s'amincit encore, ou plutôt l'espace s'allonge encore davantage. Nous voilà cerné par un dragon-fil qui s'enroule autour de notre triangle de conscience.

— Je parlerai.

Le fil-dragon se serre autour du triangle, en rapproche deux segments, qui se courbent docilement et se mettent à vibrer plus fort à mesure que le fil les serre...

— J'habiterai parmi vous. Et parmi vous je me mettrai au service de l'Unique.

Nous sommes parcourus d'un plaisir diffus, le fil se confond aux segments, au triangle... nous ouvrons les yeux dans le salon.

Nos mains restent jointes, nous nous regardons avec étonnement, car notre transe n'est pas finie. Notre conscience commune est restée, nes pensées s'échangent toujours aussi rapidement. Nous savons que quelque chose doit se passer.

Je lâche les mains de Jacob et Augustine, le contact n'est pas rompu. Jacob et Augustine ne se lâchent pas. Un flot de sensations exquises nous traverse, à la fois individuelles et partagées. Nous sommes comblés d'on ne sait quoi, d'un mystère sans nom, qui n'a rien à voir avec les galaxies de tout à l'heure. Nous sommes à la fois esprit et corps. Une force nous transporte tous, c'est la présence d'Abdalahad, diffuse, qui nous encourage. Sa douceur est telle qu'elle ne nous laisse pas vraiment le choix, ou plutôt, nous disons oui avant qu'elle n'ait songé à nous contraindre. Les corps de Jacob et Augustine se rapprochent et se rejoignent. Le contact de leurs mains nous remplit d'une joie incroyable. Par ce contact, les corps de Jacob et Augustine sont tout à la fois distincts et réunis. Leurs corps se rapprochent encore, leurs bouches s'embrassent, leurs mains s'explorent tout en se connaissant. Mon corps à moi, celui de Faustin, se cale en retrait contre le canapé, envahi de gratitude. J'observe et participe par empathie. Sans dire un mot, Jacob et Augustine se dénudent, leurs corps sont magnifiques et le savent. Ils respirent. Ils se touchent. Mille sensations les parcourent. Je repense à ce qu'Abdalahad disait au sujet du mariage des particules, dans le cœur des étoiles. Une explosion d'amour. Des cris d'allégresse. Je comprends maintenant. Jacob et Augustine crient de joie, leurs visages remplis d'extase. J'ai beau repenser à la beauté sidérale des étendues que nous avons parcourues lors de nos dialogues avec Abdalahad, rien n'égale la splendeur de ces deux corps complémentaires. Les corps étaient dispersés, ils se sont réunis. Les consciences de Jacob et Augustine n'y résistent pas, ils sont étourdis, ivres, transportés, comme s'ils mourraient à eux-même. Moi-même, je ne sais pas si j'existe vraiment, et je m'en moque.

Nous sommes écrasés par l'expérience, rien ne l'arrête, l'extase monte sans vouloir jamais stopper. Jacob et Augustine crient de plus en plus fort dans leur étreinte. Nous voilà pris d'une terreur sans nom : nous allons mourir, ici et maintenant. Les visages de Jacob et Augustine sont déformés par une peur qui se superpose à leur félicité. Ils se regardent dans l'incertitude.

— Lâchez tout ! je hurle dans un ultime élan de courage.

À cet instant, nous mourrons tous. La forme du monde n'existe plus, nous n'existons plus, il n'y a plus de frontière entre Jacob, Augustine, moi, le matelas, la théière encore tiède. Nous sommes tous une seule chose, qui est tout à la fois.

Le corps de Jacob se contracte plusieurs fois, celui d'Augustine fait de même.

Les conséquences

Augustine

Je suis la première à me souvenir que j'ai un nom. Jacob se réveille de la transe un peu après moi. Il me regarde effaré, comme s'il avait fait quelque chose de mal pour se retrouver entre mes jambes comme il est. Je le rassure d'une caresse sur la joue. Je suis une femme. Je sais qu'un homme est tourmenté là où une femme ne l'est pas, et inversement. Je l'attire à moi, amène sa tête entre mes seins, caresse doucement ses cheveux. À l'écoute des battements de mon cœur, il se calme, respire plus doucement.

Faustin se rapproche, saisit doucement la main de Jacob, puis la mienne. Rien ne se passe, sinon le contact d'une personne amie. Il n'y aura plus de télépathie désormais. Après cette brève enquête, Faustin nous laisse.

Je suis une femme. J'ai un homme. Si je m'y attendais ! Qu'est-ce qui s'est passé dans ma vie pour en arriver là ? Observer le plafond ne m'éclaire pas vraiment là-dessus, mais les mots que nous avons eus pour Abdalahad me reviennent :

« Pense plutôt à vivre pleinement l'instant présent. »

Mon instant présent ressemble à ceci : je viens de faire l'amour pour la première fois de ma vie, je suis morte au passage, me voilà ressuscitée, allongée dans le salon d'une baraque géniale avec un garçon franchement pas moche dans mes bras, on va pouvoir y passer encore deux ou trois jours avant de revenir à une vie plus normale.

Et c'est quoi, une vie normale ? Qu'est-ce que je veux en faire, de ma vie ? Encore des questions ! Oh, marre, des questions. Elles arrivent que je le veuille ou non, je peux aussi bien être confiante qu'un jour les réponses viendront, et jamais de la manière que j'aurais imaginée.

Une meilleure question : qu'allons-nous faire aujourd'hui ? On pourrait se promener dehors, faire des courses, préparer un repas digne de ce nom, jouer aux cartes. Parlons un peu à notre homme.

— Ça va, Jacob ?

Le garçon grogne et geigne un peu, accablé qu'il est.

— Je n'arrive pas à croire qu'on ait fait ça, fait-il plaintivement.

Je parcours de mes doigts ses cheveux mi-bouclés.

— J'admets qu'on a un peu grillé les étapes. J'aurais bien voulu sortir un peu avec toi d'abord. Mais il est toujours temps, tu sais.

— Tu veux vraiment sortir avec moi ? sort-il dubitativement, la voix étouffée par mon sein gauche.

Je prends un ton assuré.

— Ça serait bien. Sinon je crois qu'on serait traumatisés par la brutalité de l'expérience. Seulement si tu veux, bien sûr. Tu sais que je te trouve beau gosse ? Évidemment, tu es légèrement bizarre à t'habiller en noir comme ça... mais j'ai un peu appris à te connaître.

— Moi je t'ai toujours trouvée superficielle en te croisant au lycée...

Sympa le garçon. Je m'en souviendrai de celle-là.

— ... et je t'ai désirée dès que je t'ai vue dans ma chambre. Ça fait deux jours que je fantasme sur toi.

Et ben.

— Tu es la personne la plus courageuse que je connaisse, continue-t-il. Tu as eu le cran de venir chez moi pour convaincre mon père de me sortir de l'HP. Tu es la première personne à m'avoir jamais demandé pardon, à me désirer comme ami.

Ce garçon me dit ce qu'il pense, c'est plutôt pratique. Je ne sais pas ce que ça donnera, lui et moi, mais allons. L'heure est à faire connaissance. Je lui saisis le visage, amène ses yeux incertains près des miens, l'embrasse, et lui dit :

— Fais-moi l'amour, beau gosse.

Faire l'amour nous demande pas mal d'attention, à tous les deux, mais je tiens à ce qu'on redevienne maîtres de nos corps. Il aurait été bien trop difficile de se côtoyer normalement après l'expérience que nous venons de traverser.

Ça n'est ni magique ni transcendantal, plutôt l'occasion de dialoguer, d'apprendre à se connaître, maintenant qu'on est nus l'un devant l'autre. Jacob est hésitant, je suis entreprenante. On prend notre temps, on discute sur tout. Par exemple, il n'aime pas l'idée que ce soit à lui de me faire l'amour, ça lui donne trop de responsabilités, aussi convient-on que c'était nous, ensemble, qui faisons l'amour. Il est précautionneux, je deviens confiante. C'est largement moins fou que juste avant, mais je ne suis plus très fan des expériences extrêmes. Et puis ça devient franchement agréable, je suis vraiment bien avec lui. Il finit un peu tôt à mon goût, mais il dit que c'est parce que je suis trop belle, ce qui n'est pas pour me déplaire.

Je suis une femme, c'est dingue. Lui assume difficilement d'être un homme, mais j'imagine qu'on a du temps devant nous.

Quelque temps plus tard, nous retrouvons Faustin, tranquillement installé au jardin, plongé dans un livre. Il lève vers nous des yeux sereins. Rien ne semble le perturber, ce gars-là. Mon Dieu, comment aurait-on fait sans lui !

— Alors ! lance-t-il joyeux. La suite du programme ?

Nous passons la journée à se balader dans la campagne, tous les trois. Le samedi arrivé, Faustin invite sa copine. Deux jours de plus passés à se reposer, à vivre simplement. Les seules péripéties consistent à cuisiner, manger, se promener, passer du temps au soleil. Avec Jacob, on fait l'amour et on discute, nus l'un contre l'autre. Il s'émerveille de mon corps, s'amuse de nos différences. On blague beaucoup sur la sexualité, galvanisés par notre découverte. Le monde des adultes ne nous effraie plus. Nous l'avons conquis et le réclamons désormais pour nous, souverains de nos corps.

Un mois plus tard

Putain de bordel de merde de saloperie d'expérience cosmique de mes deux. Madame Menstrue n'est pas venue me mettre son coup de latte dans l'utérus ce mois-ci. Assise sur mes chiottes, mes chiottes souveraines où rien ne me dérange, je regarde avec des yeux vides ce test de grossesse qui me nargue avec son signe plus. Je me prends la tête dans les mains.

Personne ne m'avait prévenue que ma première fois serait peut-être la meilleure de toute ma vie à cause d'une transe induite par une entité interdimensionnelle. Je l'avais prévue, ma première fois. J'attendrais qu'un beau mec s'intéresse à moi pour ce que je suis, je ferais en sorte de bien le connaître, je l'amènerais dans ma chambre, mais surtout, surtout, je ferais gaffe à ce qu'il ait des capotes et qu'il sache s'en servir. Et comme des cons, ni Jacob ni moi n'avons pensé à ça, même la première fois passée. Ça ne nous est pas venu à l'esprit. Pas une seconde. C'est bizarre maintenant que j'y pense. Un mois durant, et pourtant on a couché ensemble, ça c'est sûr.

J'appelle Jacob. C'est mon mec après tout. Il décroche :

— Bonjour beauté ?

Il m'appelle comme ça depuis qu'on est ensemble, sur le coup ça a le don de m'énerver.

— Salut beau gosse. Est-ce que tu t'es rendu compte qu'on n'a jamais songé au mot « contraception » depuis qu'on baise ?

Il ne répond pas de suite.

— Quoi, contraception ?

— Tu sais, contraception, comme dans pilule, stérilet, préservatif.

Finalement il embraye.

— Contra, contra quoi... mais tu... quoi... Oh putain merde, merde, merde, merde...

Il a compris.

— Merde, qu'est-ce que tu vas faire ?

Je reçois cette réplique comme un coup de pioche dans les gencives. Je l'aime bien, Jacob, il est mignon et gentil comme tout avec moi, mais niveau matûrité c'est un branquignole de première. Je lui dis que je suis enceinte et tout ce qu'il me dit, c'est « Qu'est-ce que tu vas faire ? ». Il a un sérieux problème de perspective, ce garçon. N'importe qui de sensé aurait dit « Qu'est-ce qu'on va faire ? ».

Si ça n'était que la première connerie qui sortait de sa bouche, ça passerait encore. Mais Jacob a le don de m'énerver par tout un tas de maladresses qui me mettent en rogne. Souvent, quand je lui raconte mes histoires, par exemple que ma mère a enfin entamé une procédure de divorce, il fait une tête débile et me sort des platitudes du genre « Ça doit être dur à vivre ». Il n'a pas compris que ce divorce est la meilleure chose qui soit arrivée dans ma famille depuis des années. Je lui ai raconté des tonnes de fois que mes parents ne s'aiment pas, mais ça n'est toujours pas rentré dans sa petite caboche de catho privilégié.

— Jacob, il est temps que tu me dises. Est-ce que tu es vraiment con ou est-ce que tu fais juste très bien semblant ?

— Mais pourquoi tu me parles sur ce ton ?

— Après tout ce qu'on a vécu et tout ce qu'on continue de vivre ensemble, tu restes un cas social, Jacob, un vrai cas social !

Je raccroche, et bam! je chiale. Un jour j'ai observé des limaces. Une limace, ça rampe et ça trempe le sol. Je suis devenue une limace.

Ça fait du bien de pleurer mais ça ne suffit pas encore. J'appelle Clémence, qui est mon amie depuis le collège et que Jacob trouve superficielle. Superficielle, mon cul. Elle au moins, elle m'écoute pleurer, et quand je mentionne le test de grossesse, je n'ai pas besoin de me reformuler, parce qu'elle n'est pas : conne. Elle a : compris. Quinze minutes plus tard elle est chez moi avec Amélie. Encore une fille superficielle, ouais va te faire foutre Jacob. Amélie s'est faite violer à quinze ans et a du se faire avorter, mais ça tu ne le savais pas, hein, crétin ? Moi non plus, je ne le savais pas. Je ne m'étais jamais vraiment intéressé à Amélie. J'en suis désolée maintenant, je regrette tellement, je suis une personne horrible... vlan, revoilà la limace. On se retrouve à trois sur mon lit, elles me tiennent les épaules en me regardant pleurer, je déverse toutes les larmes de mon corps à chaque fois qu'elles mentionnent le futur. Quand j'ai fini de pleurer, elles m'ont convaincu de renouer le dialogue avec Jacob, à défaut de toute autre décision. Ça va un peu mieux. On fait la soirée ensemble en mangeant des glaces devant l'intégrale de Twilight. De vraies copines.

Jacob assume

C'est la panique à bord. Le petit alien qui se cache sous mon crâne, celui qui tire les manettes qui font bouger mon corps, n'a pas la moindre idée de quel bouton il lui faut appuyer. Tout se passe comme si le grand jeu vidéo dans lequel j'évolue avait subi un glitch et que je me retrouvais d'un coup dans un autre niveau, avec un gameplay différent, des ennemis différents, des objectifs non précisés, et pas le moindre tutoriel pour m'expliquer par où aller.

Augustine est enceinte. Enceinte ! Mais c'est un truc d'adultes, ça, tomber enceinte ! C'est une histoire réservée à papa et maman ! Il faut croire qu'Augustine et moi, nous avons joué au papa et à la maman au sens littéral. Augustine continue de jouer ce rôle, elle se comporte avec moi comme sa maman se comporte avec son papa : elle m'engueule et coupe le contact. Voyons, comment mon père se comporterait avec ma mère dans une telle situation ? Je vais lui demander. Il est dans son bureau.

Toc toc

— Entre !

— Salut papa, fais-je timidement. Je voudrais te poser une question.

Il lève les yeux de son bureau, où dossiers, livres et ordinateur se battent en duel. Papa est plongé dans la rédaction d'un de ces rapports qui ne semblent jamais être lus mais dont l'importance est malgré tout capitale. Quand on lui demande de parler de son métier, il évoque la place « impossible et nécessaire » du psychologue en institution.

— Je t'écoute, Jacob.

Je sens que ce n'est pas le meilleur moment pour lui parler, mais allons.

— Voilà, si maman était tombée enceinte quand vous étiez encore étudiants, tu aurais réagi comment ?

Ses yeux m'observent tout d'abord de la même façon indéchiffrable. Non pas pour scruter mes intentions, comme le fait M. Charles. Papa, quand il regarde les gens, semble plutôt s'imprégner d'eux, comme une serviette qui viendrait éponger un nageur qui sort de la piscine. Ça ne plaît pas à tout le monde, mais j'y suis habitué.

Je crois que je n'oublierai jamais sa réaction. Après un moment passé à me regarder comme ça, apparemment pris dans une réflexion intense, il pouffe. Sans déconner, il pouffe de rire, Co do kurwy? Le voilà qui pose ses lunettes et se recule sur son fauteuil avec un soupir de contentement.

— Ah, Jacob, Jacob, Jacob. Je t'aime beaucoup, mais pour une fois je vais te laisser gérer tes histoires toi-même.

— Mais papa, tu peux pas faire ça, je suis dans le mal là...

— Tu es dans le mal ? Allez dis-moi : quand es-tu sorti de ton corps pour la dernière fois ?

— Ben, c'était il y a plus d'un mois.

— Quand as-tu entendu des voix pour la dernière fois ?

— Pareil. Mais ça n'a rien à voir, je -

Il me coupe la parole :

— As-tu eu des hallucinations depuis ?

— Ben, non...

— As-tu pris les neuroleptiques qu'on t'avait prescrits et que j'étais censé te faire avaler tous les jours ?

— Ben, non...

— Vis-tu, comme tu le disais, une demi-vie ?

— Mais papa -

— Bienvenue dans la réalité, mon fils ! me coupe-t-il. Je veux bien que tu me laisses, j'ai du travail.

Vaguement en colère mais surtout sonné, je redescends l'escalier et traverse la maison pour retourner à ma chambre. Ça ne va pas du tout.

J'appelle Faustin.

Depuis les évènements, c'est devenu un ami. Nous mangeons régulièrement à la cantine ensemble, nous nous retrouvons dans la cour, traînons ensemble. Faustin et Anne-Marie sont devenus le pendant de notre couple, à Augustine et moi. Un soir, tout ce monde a mangé à la maison, ambiance excellente. Pour la première fois j'ai eu alors l'impression d'avoir une vraie place dans la société. Une société faite de couples papa-maman : les papa-maman qui ont des enfants, et ceux qui en auront peut-être un jour. Ce jour risque d'arriver plus vite que je n'aurais imaginé.

Faustin ne répond pas. Reste à recontacter Augustine.

Elle est une fille parfaite pour moi, puisqu'elle m'est opposée en tout. Quand je suis timide, elle est déterminée. Quand elle est en colère, je suis calme. Quand c'est moi qui suis en colère... ah, non, ça n'est jamais arrivé. C'est en train d'arriver, je crois bien. Elle ne m'a pas laissé m'expliquer, elle m'a raccroché au nez, pour une maladresse que je lui disais. C'est un peu fort de café, quand même. Il faut qu'on discute. Tiens, il est tard mais je lui écris cela : « Il faut qu'on discute. » Une minute plus tard mon téléphone vibre : « Rendez-vous demain avant les cours, à 7:45. »

Le lendemain

La voilà, habillée de son manteau en cuir brun, coupé court, qui laisse paraître l'entièreté de son pantalon, un jean taille haute dans lequel elle a engoncé son sweat-shirt rouge, auquel sont assorties ses Converse. Depuis que nous sommes intimes, je la regarde. Elle est belle comme le jour. Nous nous saluons brièvement, du léger baiser sur la bouche qui indique entre lycéens : nous formons un couple. Mais son expression ne dit rien qui vaille. Nous nous écartons de l'entrée du lycée pour plus de discrétion. Nous y voilà.

— Je me suis mal exprimé, fais-je.

— J'ai eu tort de raccrocher brutalement, répond-elle du tac au tac.

Nous avons manifestement répété nos répliques à l'avance. Maintenant, place à l'improvisation. J'essaie :

— Comment tu te sens ?

— Ma vie est un bordel sans nom.

Pas terrible. Tentons autre chose.

— Est-ce que tu as des choses nouvelles à me dire ?

— Je suis définitivement enceinte au cas où tu ne l'aurais pas compris.

Factuel. C'est déjà plus prometteur.

— Est-ce qu'il y a quelque chose que je puisse faire ?

— Oui. Tu pourrais récupérer la machine temporelle des autres cinglés, remonter d'un mois dans le temps, et dire à ton moi antérieur de penser à mettre des capotes.

On n'avance pas, là, on perd du temps. Allons droit au but.

— Tu veux le garder, ou est-ce que tu préfères...

— Jacob. J'ai 17 ans. Je n'ai pas de travail, je n'ai même pas mon bac. Ma famille est en vrac. Comment pourrais-je seulement envisager d'avoir un enfant ? Et toi, regarde-toi. Tu te vois être père ?

— J'avoue que mon père est un peu dingue, tu parles d'un modèle... (regard assassin d'Augustine) heu, je veux dire : non. Bien sûr que non.

Le silence s'installe, lourd de sens. Je hasarde :

— Je serai auprès de toi pour toutes les démarches...

— Jacob ! s'exclame-telle. Tu ne comprends vraiment rien aux femmes, n'est-ce pas ? Tes hésitations et ta gentillesse me portent sur les nerfs. Quand je suis en colère, ça veut dire que j'ai peur. Quand j'ai peur, je veux juste être rassurée, que tu me prennes dans tes bras, que tu me dises que tu m'aimes et que tout va bien se passer.

Je ne lui ai jamais dit « Je t'aime ». Augustine se tient plantée devant moi, une main sur la hanche, l'air défiant, à la fois colérique et balbutiante. Il n'y a pas le choix, je crois.

Je me vois prendre Augustine dans mes bras, maladroitement. Je m'entends lui dire que je l'aime et que tout va bien se passer. Elle ne dit plus rien, les bras accrochés autour de ma poitrine, ça fait un peu mal, mais ce n'est pas désagréable. Une sensation humide sur mon épaule. Des larmes de fille. Augustine renifle, me laisse un bisou humide dans le cou, me souhaite bon courage pour mes cours, et s'en va son chemin, poursuivie par mes yeux fixés rêveusement sur son jean taille haute et ses cheveux ondulant dans la brise matinale.

Faustin me retrouve à la cantine, je lui narre toute l'histoire, il est effaré. Il me raconte qu'il a aperçu Augustine très entourée de ses amies. Il dit que je me débrouille pas trop mal vu les circonstances.

Assis sur un banc de la cour de récréation où les lycéens vont et viennent. Autrefois, je pensais être le seul à vivre une vie intérieure, à questionner le monde, à avoir des problèmes. Maintenant, je regarde chacun d'entre eux et me perds en conjectures. Celui-ci a peut-être des parents morts. Celle-là est-elle heureuse ou tourmentée ? Ces deux-là sont-ils réellement amis, et pour quelle raison ? Cette fille est-elle enceinte secrètement ? Ce garçon est-il amoureux au-delà de tout espoir ? Qui est encore puceau, qui a perdu son innocence ? Qui d'autre entend des voix et parle aux dragons ? Peut-être l'un d'entre eux, ou l'une d'entre elles, traverse une expérience encore plus démesurément complexe que la nôtre ? Ou bien c'est une règle : tout le monde a une vie intriquée, indémêlable, et s'imagine être le seul dans son cas. Il y a un mot anglais pour cette prise de conscience : sonder. Je l'ai lu dans une liste de mots qui n'existent pas mais qui devraient.

Le soir.

Papa toque à la porte de ma chambre, et rentre.

— Dis-moi, Jacob. Comment ça se passe ?

Assis à lire sur mon lit, je lève des yeux étonnés vers un homme que je connais somme toute assez peu. J'articule :

— Je l'ai prise dans mes bras, je lui ai dit que je l'aime et que tout allait bien se passer.

Ah, le regard de mon père.

— Si tu veux, Jacob, je peux t'emmener à la maison de campagne ce week-end, avec elle, pour que vous puissiez passer ensemble un temps de tranquillité et de discernement. Ta mère est d'un autre avis que moi, elle pense que c'est en vous envoyant là-bas qu'on vous a laissé faire les idiots. Je ne suis pas d'accord sur ce bilan. Depuis que vous êtes rentrés, tu vas mieux. Veux-tu y aller ?

— Ça serait super, merci beaucoup.

Il sort. Suis-je en train de devenir comme lui ?

La mort et la naissance

Faustin

Samedi matin, dans le bus. J'observe la campagne qui défile, un matin tranquille et inhabituel.

Tranquille car c'est le week-end et que ma vie va bien. Depuis nos aventures, elle est devenue plus simple, cette vie. L'arrivée de nouveaux amis y a amené du sens, ce fameux sens sur lequel nous nous sommes arrachés les cheveux. Je rencontre de vraies personnes, des gens qui ne jouent pas un rôle mais savent que je les connais, et qui me connaissent. Comme Harry, Ron et Hermione deviennent bons amis une fois qu'ils ont terrassé un troll ensemble, j'imagine que côtoyer un dragon cosmique n'est pas une mince affaire et nous a bien épluché le ciboulot. Nous ne faisons plus semblant.

Ce matin est également inhabituel car c'est pour retourner là-bas que je suis dans le bus. Là-bas, où tant de choses étranges ont eu lieu. Augustine et Jacob m'ont invité à les rejoindre. Ils devaient y passer du temps à deux, mais m'ont dit que ferais un bon médiateur, ha ha. J'ignore en quoi je peux leur être utile, mais il est vrai que j'étais présent lors de la procréation, aussi je me sens partiellement responsable de la grossesse d'Augustine. Quel est le sens de cette grossesse ? Encore un mystère ! Cela me trouble, bien sûr, mais quelque chose me dit que nous aurons bientôt le fin mot de l'histoire.

Un jour, j'écrirai un bouquin sur cette histoire. Il ne racontera pas directement ce qui s'est passé, personne ne me croirait. Je veux qu'il contienne tout ce que j'ai appris de cette expérience.

Trêves de digressions ! Le bus me dépose. Un charmant bourg de campagne. Je quitte le bourg à pied pour m'orienter vers cette fameuse maison de campagne. Une belle promenade entre des haies bourgeonnantes et des champs de maïs. Les oiseaux chantent, les chiens aboient à mon approche, tout est bien. Arrivé à la maison des grand-parents de Jacob, je frappe à la porte, une voix me crie de l'intérieur : « Rentre ! ». C'est Jacob. Je les trouve dans le salon, allongés l'un contre l'autre sur le canapé. Augustine se love dans les bras de Jacob comme le ferait un enfant qui a besoin d'être consolé. Quant à lui, son regard fixé au plafond en dit plus long qu'il ne saurait dire lui-même. J'aime les voir ensemble, ils sont toujours mignons. Leur vue me touche particulièrement aujourd'hui, vu la gravité de la situation.

Nous échangeons sobrement des saluts, sans se toucher. Je laisse mon corps s'affaler dans le fauteuil qui leur fait face.

Silence. Il y a trop de choses à dire pour commencer facilement. Je laisse mes pensées défiler, prends note de chacune d'entre elles, fais mon classement. Mes amis font sans doute de même. Dans toutes ces histoires, il y a du tri à faire.

— On se demandait... commence Jacob.

— ... pourquoi toi non plus, tu n'as pas pensé à la contraception, finit Augustine.

J'avais réfléchi à cette question.

— Comme vous, je n'y ai pas pensé une seule seconde. Pourtant c'est un sujet qui m'intéresse et que nous avons abordé, Anne-Marie et moi, même si nous ne sommes pas encore intimes. Pourquoi n'ai-je pas mis ce sujet en lien avec votre relation, voilà qui est un mystère inexplicable. Peut-être était-ce la volonté d'Abdalahad ?

Soupir généralisé sur le divan. Augustine remue, contrariée, se cale à nouveau dans les bras d'un Jacob fatigué émotionnellement. On entend bien vite la voix d'Augustine, à moitié audible car elle a enfoncé son visage contre le pull de son amoureux.

— Il me soûle, Abdamachin. Il fout la merde dans nos vies, nous envoie des hallucinations de ouf, nous pose des questions impossibles, et il joue avec nos hormones comme si on était ses marionettes.

— Il nous a demandé avant, fait remarquer Jacob. Il nous a dit : « Je vais avoir encore besoin de votre aide ».

J'ajoute :

— Et nous avons répondu : « Nous ferons ce que nous pourrons ». Et il a encore dit...

— Je me souviens très bien et j'ai pas envie de l'entendre, marmonne Augustine très contrariée.

Silence. On entend même le tic-tac de l'horloge de la cuisine. J'ai une idée, mais je le sens mal. Je me lève, m'approche d'eux, pose mes genoux au sol, près de leur canapé, face à un Jacob malheureux et une Augustine boudeuse qui me tourne le dos. J'avance la main :

— Augustine, prends ma main.

— Non !

Réaction violente. Elle se retourne, me dévisage avec colère, ou plutôt, avec peur.

— Tu ne fais pas ça, Faustin. Je ne tiendrais plus jamais ta main. Jamais, tu entends ?

Je baisse mes yeux sur ma main potelée. C'est juste une main. Je relève les yeux, prends l'air innocent.

— Non !

— Il faut essayer, Augustine.

C'est Jacob qui a parlé, de derrière son dos. Augustine se retourne vers lui et s'écrie :

— Non, non, et non ! Chaque fois c'est pareil, des halus en pagaille, des boucles existentielles dont on ne sort jamais, et après : que des emmerdes !

La voilà qui se lève et arpente la pièce.

— Non, non, non. Cette fois on va s'en sortir de façon humaine, on va faire quelque chose de raisonnable. Ça va être dur et chiant, mais on va y arriver. Je vais aller dans une clinique pour me faire avorter. Je serai misérable, je vais vouloir crever, mais vous allez me soutenir, ainsi que mes amies. Ensuite, la vie va continuer, tout ça ne sera qu'un mauvais souvenir, je passerai mon bac et je trouverai un moyen de vivre comme quelqu'un de normal.

Elle ne convainc personne et même pas elle-même. Jacob prend ma main, me relève, nous voilà debout face à elle. C'est lui qui tend la sienne vers elle, à présent. Elle regarde cette main comme si c'était un pistolet avec lequel elle devait se mettre à mort elle-même.

— Non, non, non ! Putain, non, s'il vous plaît, non...

Ma main libre adopte le même geste que celle de Jacob. Nous regardons Augustine d'un air candide, elle pleure désormais.

— On va y arriver, dis Jacob.

— Tu en es capable, fais-je.

— Non, je vous en prie, non...

Ça prend un moment, ni Jacob ni moi ne bougeons, et nous pouvons sentir la volonté d'Augustine mise à mal, plier, résister. La pauvre est tiraillée de l'intérieur, trépigne, mouche ses larmes dans les manches de son sweat-shirt, s'approche de nous, s'éloigne. Finalement elle lâche, approche ses mains tremblantes et humides des nôtres, assurées. Contact. Les mains se referment. Il ne se passe rien. Mais oui, je suis bête, j'avais bien vérifié, après l'extase de la dernière fois, qu'il n'y avait plus de télépathie à notre toucher.

— Ah !

Augustine a crié, plié les genoux. Nous la soutenons.

— Non, non, non...

Tout va très vite et pourtant je vois tout au ralenti. Augustine est prise de contractions elle se tient le ventre elle crie Jacob la prend dans ses bras elle crie encore je lui tiens la main je lui demande ce qui ne va pas elle crie plus fort nous la couchons sur le tapis où elle hurle en se tenant le ventre Jacob ne sait pas quoi faire il lui tient la main je lui tiens la main elle crie elle dit que c'est trop tôt qu'elle va le perdre qu'elle ne veut pas être une meurtrière nous disons qu'il n'y a pas de meurtre ça ne fait qu'un mois et puis ce n'est pas sa faute nous essayons de la raisonner elle crie elle est prise de convulsions elle essaie de se tenir le ventre et alors nous comprenons nous l'allongeons sur le dos elle crie nous lui tenons la main elle crie nous pleurons tous les deux parce que cette douleur nous traverse c'est l'empathie elle crie nous pleurons Jacob me dit de lui enlever son pantalon je pleure elle crie je lui enlève son pantalon elle dit qu'elle va mourir je vois son sexe Jacob la tient dans ses bras elle bouge dans tous les sens je lui tiens la main elle crie nous lui disons de respirer elle respire elle crie elle respire elle crie le tapis est plein d'eau elle donne des coup de pied dans le vide Jacob me dit de lui tenir les jambes je lui tiens les jambes je vois son sexe c'est de là que viens l'eau je commence à comprendre elle crie nous lui disons de respirer elle respire je lui dis de pousser elle dit qu'elle ne veut pas le tuer Jacob lui dit de pousser elle crie elle respire elle pousse et elle crie encore nous lui disons de continuer elle dit qu'elle va mourir nous la voyons mourir son visage est tordu de douleur elle pleure son regard est vide Jacob pleure je pleure nous lui disons de continuer que c'est peut-être ça le sens de la vie c'est de mourir nous lui disons de continuer elle pousse elle respire elle pousse elle pleure je vois son sexe qui se déforme elle pousse elle respire elle pousse elle pleure Jacob la tient il pleure il la tient je vois son sexe qui se déforme de plus en plus et donne naissance à une forme Augustine hurle de douleur Jacob pleure je pleure j'avance les mains je n'arrive pas à croire ce que je vois pourtant c'est là c'est juste là mon Dieu comment leur dire ça me tombe dans les mains Augustine se calme elle pleure seulement Jacob la tient j'ai dans mes mains ce... ce...

C'est un œuf. Il est noir, comme de l'obsidienne, avec des nervures écarlates. Dur comme de la pierre, et lourd aussi. Gros comme le poing.

Je lève des yeux incertains vers Augustine, qui pleure tout son soûl dans les bras d'un Jacob aux yeux vides. Il croise mon regard, fatigué, je montre l'œuf des yeux, il est ébahi, il se tourne vers Augustine, lui pose des baisers sur les cheveux, la cajole, la console. Je pose l'œuf, enlève mon t-shirt, m'en sers pour essuyer les jambes et le sexe d'Augustine, lui enfile son pantalon à nouveau, elle se laisse faire. Je m'écroule contre le fauteuil derrière moi.

Augustine pleurniche, roulée en boule contre Jacob, et répète, inconsolable : « Je l'ai tué, je l'ai tué... » Jacob finit par lui dire de regarder, elle s'y refuse, il insiste, elle jette des yeux hésitant vers mes mains réunies qui lui montrent l'œuf, elle écarquille des yeux, lâche un très long soupir, se détend entièrement dans les bras de Jacob, épuisée mais rassurée. Le temps passe, on entend même l'horloge de la cuisine.

Un grand bruit, comme une explosion faite de sifflements, se fait entendre du dehors.

Le dénouement

Augustine

— Aide-moi à me lever, Jacob.

Il proteste, me dit que je dois me reposer, mais j'insiste. Il faut en finir. Difficilement, je rassemble mes jambes sous moi, il m'aide à me redresser et me soutient par le bras. Je m'appuie sur lui, d'une parce que j'en ai besoin, mais surtout parce qu'il est trop heureux de me fournir ce soutien. C'est parti pour le jardin. Je fais signe à Faustin de prendre l'œuf, il s'empresse.

Au milieu du jardin, on croise les nanas du futur. La Tesla est garée là-bas, à côté du même arbre, toujours amoché de la dernière fois.

— Salut les jeunes, ça va ?

On s'arrête là et on les laisse approcher. Ça me fait mal de me tenir debout, mais j'y tiens.

— Bon, les jeunes, c'est quoi l'histoire avec vous ? On a détecté une grosse dose d'anti-entropie par ici.

Faustin s'exclame :

— Mais on s'est déjà vus ! Vous êtes passés ici il y a un mois !

— Pour toi, jeune, c'est du passé, pour nous c'est du futur. Il est où ton T-shirt ?

Jacob explose :

— Écoutez, on sait que vous avez une aventure difficile avec votre dystopie totalitaire, mais ce n'est pas une raison pour être aussi condescendants !

Tout le monde se tourne vers lui.

— Désolé si on est mal parti, garçon, mais tu sais...

— Je m'appelle Jacob ! Lui c'est Faustin, et elle, c'est Augustine. Et vous, qui êtes-vous ! Vous êtes ici chez moi !

Ça les calme pendant un moment, les deux nanas du futur, avec leurs fringues pourries et leur air délavé. Même le gars couché sous la voiture, là-bas, a remarqué qu'il se passait quelque chose.

— Désolé, je comprends que tu as une journée derrière toi... Jacob. Moi c'est Gudrun.

— Élisheva, fait simplement l'autre qui tient l'instrument.

Elle le tient à bout de bras, sans le tourner vers nous, pourtant il grésille comme un compteur Geiger. Je comprends qu'on est arrivés à la fin. Au prix d'efforts non négligeables, je trouve moyen de faire quelques pas vers elles et prends la parole :

— Mesdames. Si je ne me trompe pas, vous cherchez une sorte d'anomalie entropique, c'est bien ça ?

— Ouais.

— Bon, tant mieux, on en a une pour vous. Faustin, passe-le moi.

Il me tend l'œuf, que je saisis dans mes mains. C'est lourd, c'est froid. La couleur me fascine, surtout les nervures rouges. On dirait une pierre précieuse. Dire que j'ai porté ça dans mon ventre !

J'étends le bras pour montrer ça à Gudrun, qui se penche, fascinée. Cette Élisheva amène son instrument tout près de l'œuf. L'instrument crépite, fait tout un tas de bip, elle préfère l'éteindre en disant simplement : « C'est ça ». Les deux femmes reculent un peu, se jettent des regards en coin, je garde le bras tendu. Le type de la voiture a rappliqué, il fait comme elles, il regarde l'œuf.

Pendant un moment, il ne se passe pas grand-chose, mon bras me fatigue.

— Bon, vous le prenez maintenant !

— Augustine, tu es sûre ? me font les autres.

— On va en faire quoi, nous, le mettre sur une cheminée ? Eux en ont vraiment besoin !

— Mais qu'est-ce que c'est ? demande Gudrun, fascinée. Aucune de nos prédictions ne parlent d'un œuf.

Jacob a accouru près de moi, il me tient encore les épaules. Je ne sais pas ce qu'il a depuis cette semaine, il a pris un rôle de super mec, c'est assez exagéré et un tantinet ridicule, mais ça me plaît. Souverain, il déclare :

— Prendrez-vous le thé avec nous ?

J'ai du mal à y croire, mais nous voilà tous autour de la table de la cuisine (le salon était un peu trop en vrac). Jacob, Faustin, Gudrun, Élisheva, le mécano (il s'appelle Shinji), et moi. À prendre le thé, OKLM.

Je tiens le coup. Élisheva m'a fait un check-up médical avec ses appareils hi-tech, m'a donné quelques pilules et m'a dit « t'inquiète ». Ça va beaucoup mieux, même si j'ai l'impression d'avoir du coton à la place des jambes.

J'écoute d'une oreille distraite Faustin qui pose ses questions, il ne comprend pas pourquoi on a rencontré les voyageurs temporels il y a un mois dans le passé, puisqu'ils nous avaient déjà rencontré ici, enfin aujourd'hui, et n'avaient pas besoin de remonter plus loin, que tout ça c'est paradoxal, bla bla bla. Il est touchant avec son air émerveillé et le T-shirt de rechange (trop petit) que Jacob lui a donné. Shinji éclate de rire, parle de boucles de Planck, de chemins décohérents, et d'autres trucs auxquels je ne comprends rien, et dont je n'ai honnêtement rien à faire.

Tout est fini.

Jacob leur pose des questions sur le futur, sur l'histoire des années à venir, Élisheva lui rétorque que rien n'est vraiment sûr, l'anomalie entropique risque de modifier notre présent en même temps que leur réalité, enfin le futur, sera modifié... mais ça, pareil, je m'en fiche pas mal.

Tout est fini.

Gudrun est beaucoup plus sympa depuis que Jacob lui a raconté notre histoire, en entier, patiemment. J'ai du mal à croire que tout ça s'est vraiment passé, et pourtant l'œuf est là sur la table pour me le rappeler.

Gudrun m'a expliqué que l'œuf a un rapport au temps différent du nôtre, c'est pour ça qu'il s'est développé si vite dans mon ventre, et qu'en voyageant vers le futur, il va sans doute mûrir et même éclore à l'arrivée, mais ça aussi, je m'en fiche.

Tout est fini.

Et puis, cette tisane tilleul-menthe est super bonne. J'ai pu enlever le sachet à temps, elle a infusé juste assez. Quand même, par curiosité, je demande :

— C'est quoi, le sens de la vie ?

Le silence se fait d'un seul coup, tout le monde tourne la tête vers moi, même Faustin lève la tête de ses papiers où Shinji a crobardé des formules scientifiques.

— Attends, Augustine, tu déconnes ! fait Gudrun. Aujourd'hui vous avez sauvé l'humanité entière.

L'air de rien, je reprends une gorgée de tisane, satisfaite.

— Bien. Je m'en contenterai.

Après une longue promenade autour de la baraque (ils sont fascinés par l'absence de caméras partout), on les raccompagne à leur Tesla. Les filles rangent l'œuf dans une boîte spéciale, pleine de fils. Pour nous remercier, elles nous donnent de l'or. « Ça a de la valeur à toutes les époques sauf à la nôtre ! » qu'elles disent. C'est sûr que ça va m'aider à payer mes études.

On doit enfin se dire au revoir, douloureusement. Gudrun me serre fort dans ses bras, elle me dit à voix basse :

— T'inquiète, ma fille. Un jour tu auras des enfants, ils seront magnifiques.

Faustin et Jacob sont super émus, ils essaient de ne pas le montrer. Moi je pleure tellement que je ne fais même plus attention. Nos amis remontent dans la Tesla, démarrent leurs machines, la voiture se met à prendre de la hauteur. Avant de fermer sa portière, Gudrun lance :

— Prenez soin de votre présent, les jeunes ! Désolé pour l'arbre !

L'éclair de lumière, le silence.

Nous retournons à notre quotidien. Je raconte à Clémence et Amélie que j'ai fait une fausse couche, que Jacob m'a beaucoup soutenu. C'est vrai, d'un certain point de vue. L'écoute et la douceur dont elles font preuves envers moi sont les mêmes que si elles savaient toute l'histoire.

Mes parents divorcent sérieusement. Ma mère affronte mieux la vie maintenant qu'elle culpabilise moins d'être peu disponible. Elle a a vu que je me débrouille seule, que je suis entourée.

Jacob va mieux, il s'est mis à porter de la couleur. Quand je viens manger chez lui, ses parents sont adorables avec moi. J'ai l'impression de recevoir un amour parental qui m'a toujours manqué.

Faustin passe son temps à lire et à potasser des trucs plein d'algèbre. Il veut se réorienter et faire un bac scientifique, c'est vraiment n'importe quoi.

Nous nous voyons régulièrement, tous les trois, nous jouons aux cartes. Plus jamais la question du sens de la vie ne s'est posée entre nous. Ça ne se dit pas, ça se vit.