Le vortex
Faustin
Augustine me saisit la main (un contact chaud et quasi érotique), nous nous emparons de celles de Jacob, qui menace de s'écrouler. Il semble ne rien se passer, du moins de prime abord. Jacob ne tombe plus, nous nous trouvons tous sur les genoux. Sommes-nous complètement ridicules ?
Jacob se met à serrer ma main, puis celle d'Augustine. Dès lors nous sommes verrouillés, une sensation de chaleur parcourt mes bras, puis tout mon corps. Ma vision se brouille. Je sens mon corps de moins en moins, mais nos mains liées me raccrochent à eux, comme une ligne de vie retient au bateau le marin tombé par-dessus bord.
L'eau nous submerge. Bientôt, nous ne respirons plus, nous ne voyons plus rien, conscients seulement de notre lien triangulaire, brillant, vibrant, oscillant.
Tout est bien, plus n'est rien
De corps ou d'esprit, évanoui.
Au centre du triangle et autour montent des nuages d'étoiles. Les soleils naissent, brillent, implosent-explosent, comme des gouttes de pluie qui viendraient s'écraser sur une vitre tridimensionnelle. Ils suivent leur lente course, s'éloignent de la source. Le temps est une spirale, nous la remontons lentement. Qu'est ce que la vitesse, quand on remonte le courant ? Le ruisseau se fait de plus en plus fin, le débit toujours plus rapide, nous sommes transpercés par des éternités mais nous avançons toujours plus doucement. Finalement c'est le temps qui nous traverse. Ce n'est pas nous qui arrivons à la source, c'est la source qui jaillit en nous. Elle :
— J'attendais. Bienvenue.
Elle est chaude. Sie glüht wie ein Sternkern. Elle ne nous brûle pas, nous n'existons pas vraiment.
— Êtes vous Dieu ? demande Jacob.
L'univers entier semble rire, une pluie d'étoiles tombe en cascade autour de nous.
— Je ne suis pas l'Unique. Je ne suis qu'un de ses serviteurs. Dans l'une de vos langues, on m'appellerait Abdalahad.
À ces mots, la lumière tourne, un cœur d'étoile s'étale dans une forme qui nous est familière. Nous en voyons l'intérieur et l'extérieur en même temps. Du feu pur, comme la flamme d'un chalumeau. Un corps longiligne, des ailes interminables, une tête dont la beauté dépasse tout ce que je croyais pouvoir imaginer. Des yeux insondables. La forme du dragon est autour de nous, entre nous, partout. La forme parcourt les nuages d'étoiles comme un albatros plane au-dessus des mers.
— Qu'est-ce qu'on fait là ? demande Augustine.
— Je vous ai appelés pour m'entretenir avec vous. Les humains m'intéressent.
Un soleil éclate en supernova éclate alors que nous le survolons.
— Mais qui êtes-vous ? insiste Augustine.
— Je dois vous raconter.
À mesure que les mots sont articulés par sa voix chaude, les images apparaissent, comme dans le flash-back d'un film Marvel.
— Au commencement il y eu Quelqu'un, l'Unique, que sur votre Terre on appelle Dieu. Dans un cri d'amour, il créa le temps et l'espace, ainsi qu'une multitude de serviteurs pour participer à sa création. Par le temps et l'espace, l'Unique se révéla Multiple, il nous montra la voie à nous tous. Aux serviteurs, il donna la Conscience. Leur travail était de mettre en lien les parties du tout. L'Unique avait dispersé les parties dans toutes les directions ; les serviteurs les rendirent amoureuses les unes des autres. Un magnifique ballet commença. J'étais pris d'extase et de gratitude face à ce spectale, mais bientôt mon travail devait commencer. Je devais marier les particules de matière devenues assez proches. Je travaillais dans les étoiles, c'était mon atelier. Mon existence a pris sens ce jour où, poussées par mes encouragements et par l'enthousiasme de leur multitude, deux grains de matières se sont unis dans une explosion d'amour. L'univers entier a poussé des cris d'allégresse en apprenant la naissance de leur enfant. Ma joie n'avait pas de borne. D'autres mariages eurent lieu, et les enfants eurent des enfants, des particules toujours plus nouvelles, plus grandes, plus originales. Pas de limite à ma fierté. Ce sont elles, les briques de vos corps.
— Je ne suis pas sûr de suivre, hasarda Augustine.
— C'est lui qui a fabriqué tous les atomes de l'univers, me permets-je de préciser.
— Une fois mon travail accompli, j'ai pu me reposer et contempler le travail des autres serviteurs. Ils continuèrent l'œuvre commandée par l'Unique. Ils assistèrent au grand refroidissement, marièrent les graines les unes aux autres. Cela ne fit pas d'explosion, mais créa de plus en plus de formes différentes, toujours plus intriquées, plus belles. L'assemblée des serviteurs était ravie. Puis, l'un d'entre eux maria ces formes complexes d'une manière qu'on n'aurait jamais pu imaginer auparavant. La nouvelle forme avait la capacité de se reproduire et de faire des enfants qui lui ressemblaient. Beaucoup des serviteurs trouvaient cela magique, beaucoup étaient dépassés. La plupart avaient déjà accompli leur part du travail, comme moi, et se contentaient d'observer. Les formes ont continué de se reproduire et de faire des enfants, sans qu'on ait besoin d'y toucher. Toujours plus diverses, toujours plus nombreuses. C'est alors que quelque chose d'absolument incompréhensible s'est produit.
— Qu'est-ce que c'était ? dis-je naïvement.
— L'Unique s'est manifesté. Jusqu'alors, nous avions tous conscience d'accomplir son intention sans faillir, et il ne manqua pas de nous féliciter. Mais ce qu'il avait à faire nécessitait son intervention spéciale. Il choisit l'une des formes vivantes et lui transmit la Conscience. Nous protestâmes tous, disant que son entreprise n'avait aucun sens, que la Conscience ne devait pas exister dans une forme de la matière. L'Unique nous ignora. Ces formes de vie héritèrent donc de la Conscience. Elles apprirent qu'elles étaient des parties dans le tout, et ainsi a commencé ce qu'on appelle l'Expérience Humaine. Plusieurs serviteurs se sont attachés aux humains. D'autres en sont devenus irrémédiablement jaloux. Beaucoup s'en sont désintéressés, j'étais de de ceux-là jusqu'à récemment. L'Expérience Humaine est une aberration pour moi. À quoi sert-il d'être conscient d'exister dans un temps et dans un espace limités ?
— Que voulez-vous de nous ? demanda Jacob.
— Je voulais vous poser cette question. Pourquoi existez-vous ?
— Vous questionnez les intentions de Dieu, réponds-je. S'il ne vous a pas expliqué à l'époque, pourquoi le saurions-nous aujourd'hui ?
Il y a une sorte de silence. Non que le temps s'écoule, mais nous avons l'impression que notre interlocuteur réfléchit.
— Comment pouvez-vous exister sans connaître le sens de votre existence ?
— Il faut avouer qu'il pose de bonnes questions, renchérit Augustine.
C'est à notre tour de réfléchir. Par les fils qui nous relient, Jacob, Augustine et moi partageons nos pensées, aussi simplement que si nous échangions des photos sur facebook. Je pourrais lire leurs souvenirs les plus inavouables si je le voulais, mais maintenant que je le peux, ça m'a l'air tellement inutile. Nous nous consacrons à la question, juste pour se rendre compte que :
- Nous ne connaissons pas le sens de notre existence,
- Nous vivons avec cette ignorance même si c'est bien galère quand même.
Nous le formulons ensemble, à trois :
— Pourquoi nous disposons de la conscience d'exister dans un temps et un espace limité, voilà qui est également un mystère pour nous. Vivre avec cette conscience est une épreuve de tous les jours. Si vous obtenez de plus amples détails, merci de nous tenir informés.
Hochement de tête de la part de notre dragon galactique. Il ajoute :
— Je vous remercie d'être venus me trouver. Nous reparlerons, si vous l'acceptez.
— Oui !
Il s'envole, sa forme se dissout dans le plafond d'étoiles.
Les corps réaparaissent.
Nous ouvrons les yeux, croisons des regards incertains, étonnés. Nous nous lâchons les mains, chacun regarde et se touche les siennes, l'air un peu gêné.
Nos regards se croisent à nouveau, incrédules, comme si on nous avait raconté une blague trop énorme. Les regards se renforcent, les sourires se font des plus en plus francs, et d'un coup, d'un seul, les rires éclatent.