Jacob
Je m'appelle Jacob. Souvent, je me demande à quoi ma vie ressemblerait si l'on m'avait donné un autre prénom. Le prénom, nous définit plus qu'on ne s'en doute. Si l'on m'avait donné un autre prénom, serait-je encore moi ? Improbable. Je n'aurais pas pu m'appeler Sébastien ou Jean. Je n'aurais pas été moi-même. Sébastien ou Jean auraient grandi, appris la vie, mais n'auraient pas été moi, n'est-ce pas ? Je n'en suis pas très sûr cependant. Ce que je sais, c'est que je me pose souvent la question.
Je m'appelle Jacob, donc. Ma vie publique est terriblement ennuyeuse. Je traîne ma carcasse maigre et habillée de noir dans les couloirs du lycée des Routes, de salle en salle, avec l'impression d'être parfaitement inutile à la société. De cours en cours, rien ne m'intéresse vraiment, ni le sujet d'études, ni les camarades de classe. Au collège, on m'embêtait beaucoup à cause de mon isolement, on me martyrisait. Aujourd'hui, l'indifférence prévaut. Je nage dans le grand aquarium du lycée, protégé par un nuage de je-m'en-fous-de-toi. Ça me va très bien. Je médite dans ma bulle de silence.
— M. Mlynikowski ! Lisez donc la question suivante.
Merde. C'est la prof d'anglais qui m'adresse la parole. J'avais zappé que j'étais en cours, emporté par mes réflexions.
— Heu, pardon, je ne suis pas sûr d'avoir bien suivi, on en est à quelle question ?
— Eh bien, il semble que nous ayons encore perdu Jacob sur Mars. Redescendez un peu sur Terre pour voir.
Concert de ricanements dans la classe. J'ai trop l'habitude pour me vexer. Je repose ma question calmement à Mme Vallois-Guybrush, qui m'indique l'endroit, et lis à voix haute, dans mon mauvais accent :
— If one goes to the US with a valid visa on a turkish passport, what could possibly go wrong ?
Ah, oui, on parle d'espace et échanges, flux migratoires et caetera. J'esquisse une réponse dans un anglais approximatif, la prof comprend que j'ai bien lu l'article. Mais il est tellement ennuyeux ! Heureusement, on peut ensuite discuter de la politique américaine d'accueil des travailleurs étrangers. On parle de la barrière qui sépare États-Unis et Mexique, on esquisse même la problématique du Mur de Palestine. La prof est très bien pour ça, elle se montre passionnée par l'échange avec les élèves curieux. Mais c'est à ce moment que le reste de la classe commence à s'agiter, parce qu'on s'éloigne du cours proprement dit. Ils ne veulent apprendre que les éléments du programme. Comme ils sont fatigants ! Et puis, la cloche sonne la fin de l'heure.
On passe au cours suivant.
Et au cours suivant.
D'ennui en torpeur, de torpeur en léthargie. Quelques instants d'éveil affleurent pourtant, comme des écueils de lucidité au milieu d'une mer soporifique.
La journée de cours se termine enfin. Les autres s'activent, je range doucement mes affaires, m'oriente vers la sortie quelques minutes après tout le monde. J'ai l'impression d'être un vaisseau spatial qui explore une planète inconnue : des couloirs déserts. Je sors du lycée, enveloppé de vent. La bise est exquise, elle s'engouffre sous mon manteau et me donne l'impression d'être un deltaplane, léger comme l'air. Le vent, c'est un ami pour moi. Il me dit bonjour à l'oreille quand je sors le matin, il me salue à la sortie du lycée, il me raconte des histoires. Le vent souffle sur les braises d'une sorte d'inspiration romantique qui ne se réalise jamais complètement.
Voilà, j'y suis à nouveau. Ici c'est chez moi. Une maison en pierre construite il y a longtemps, dans la campagne, entourée de deux ou trois maisons semblables, et de larges champs. Papa, maman, grand frère, petite soeur, tout le monde y est. J'ai mon espace à moi, mon espace privé, la chambre en bout de maison. Elle est construite en dehors des murs de pierre, complètement isolée. C'est mon refuge, personne n'y entre à moins que je ne l'y invite.
Repas en famille. Par bonheur, ce n'est pas trop difficile de cohabiter avec ces gens-là, je vis avec eux depuis seize ans maintenant. On se connaît, avec nos fonctionnements, avec nos limites. Papa est psy, maman éduc' spé'. Ceux-là, ils se sont trouvés. Ils parlent clairement quand il le faut. Le reste du temps, ils racontent beaucoup de conneries, ils rient fort et nous laissent vivre.
Je finis mon repas, débarrasse mon assiette, retourne dans ma chambre.
Il n'est même pas vingt heures. Je vais m'allonger sur le lit. Ma main trouve d'elle-même le casque stéréo, que je place sur mes oreilles, ainsi que le lecteur mp3.
Ce que j'écoute, ce soir, ce sont des battements binauraux, ces sons qui diffèrent entre l'oreille gauche et droite, différence qui induit une fréquence résiduelle, très basse, qui modifie le rythme cérébral. J'ai trouvé ça dans les affaires de papa. Je crois qu'il ne sait pas que je m'en sers.
Allongé sur mon lit, les oreilles bercées par des sons qui ne sont pas de ce monde, j'adopte une respiration calme et régulière.
Je me détends, de plus en plus, jusqu'à sentir
que mon corps
n'est plus
mon
corps.
La grande question bien sûr c'est : comment mon corps peut-il ne plus être mon corps ? Eh bien, c'est difficile à expliquer. Ma conscience n'est plus présente que dans ma tête. Le corps, lui... il flotte. En fait, il se dédouble. Le corps physique, bien sûr, reste à sa place, sur mon lit. Mais le corps que je ressens, celui qui est investi par ma conscience en temps normal, celui-là ne tient pas en place. Il se lève, il tourne sur lui-même. Ou plutôt, je me lève, je tourne sur moi-même. Me voilà comme un fantôme raide comme un i majuscule, et je flotte au-dessus de mon lit, seulement attaché à ma tête. Parce que toutes ces réflexions sur le dédoublement du corps, je les fais avec la tête, bien sûr. Cela aussi doit cesser.
Il n'y a plus que du vide, un vide qui appelle tout à s'effondrer sur lui-même. L'intelligence résiste un peu, prise par des réflexions sur le processus, mais la conscience, le sentiment d'être moi, se détache de tout. Le corps physique et l'intelligence n'ont plus d'importance désormais, seule compte cette conscience, sortie du corps et du mental.
La conscience monte, monte, dans des champs de pures vibrations, jusqu'à atteindre un lieu de pleine lumière. C'est un lieu que j'ai déjà visité, c'est là que je rencontre cette autre présence chaleureuse, qui salue ma conscience désincarnée.
— Heureux de te sentir à nouveau, Jacob. Comment vas-tu ?
Sa voix vibre doucement, comme le son d'un synthétiseur, mais de manière naturelle, chaude, spontanée. C'est lui, je le reconnais.
— Bonjour, fais-je. Je vais bien, je crois. Depuis notre dernière conversation, je me suis posé beaucoup de questions.
— Tu ne serais pas toi-même si tu ne te posais pas autant de questions, n'est-ce pas ? me répond-il.
— Justement, je me suis demandé ce qui fait de moi Jacob. Et si je ne m'appelais pas Jacob ? Aurais-je été un autre ? Aurait-ce été moi ?
— Crois-tu vraiment que ton nom soit d'une telle importance ici ? Moi-même, j'ai porté beaucoup de noms, et je n'en utilise aucun avec toi. Est-ce que j'existe moins pour autant ?
— Bien sûr, tu existes, évidemment, et à chaque fois je te reconnais. Mais tu sembles si... sûr de toi. J'aimerais avoir une telle assurance.
— Une telle assurance est-elle vraiment nécessaire pour ce que tu vis au quotidien ? N'en as-tu pas déjà bien assez pour vivre ?
Voilà les réponses qu'il me fallait mais que je ne voulais pas entendre. J'essaie de me justifier.
— Pour vivre, oui. Mais il y a tellement de questions. Plus je discute avec toi, et plus les questions sont nombreuses.
— C'est magnifique, n'est-ce pas ?
Il y a comme un ton amusé dans sa voix. Je déteste ça, je me sens ridicule. Et pourtant, une partie de moi rit avec lui.
— Je ne sais pas... je me trouve pétri de doutes. Comment acquérir la connaissance ? D'où tires-tu la tienne ?
— Tu n'es pas encore prêt à le savoir, rétorque-t-il gravement. Je peux seulement te dire qu'on n'apprend les choses qu'à nos dépens.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Cela veut dire que nos petites conversations ne sont pas si utiles tant que tu n'as pas vécu davantage de choses dignes d'être discutées. Il te faut vivre.
Mouais. Je ne suis pas convaincu, alors j'essaie de gagner du temps. Mais c'est peine perdue, je le sens.
— Qu'est-ce que je dois vivre pour apprendre ? essaie-je.
— Essaie de vivre sans te poser de questions.
— Mais c'est impossible !
— J'ai dit « Essaie » !
Encore ce ton léger, mi-sérieux, mi amusé ! Je déteste ça. J'aime autant prendre congé.
— Bon, très bien, je vais y aller.
— C'est toujours un plaisir, répond-il, et son plaisir est manifeste.
Et je redescends dans mon corps. Je le retrouve dans l'état où je l'avais quitté, juste un peu engourdi. Une différence notable : la vessie appelle à être vidée.
Assis sur les toilettes, je songe à ma conversation avec Gabriel. Oui, je l'appelle Gabriel, depuis que je le connais, par manque d'inspiration. Bien sûr, je ne suis pas assez taré pour croire que je parle avec Dieu par l'intermédiaire d'un ange. Mais je n'ai aucune idée de qui est Gabriel, de l'endroit où je le rencontre, ou de quoi que ce soit de concret à propos de lui. Tout ce que je sais, c'est que je m'accroche à lui pour essayer d'apprendre des choses valables sur le monde et sur moi-même, et que lui, il ne fait que me poser plus de questions. J'ai chaque fois l'impression distincte qu'il se moque gentiment de moi, comme si on se connaissait depuis longtemps. Pourtant, il n'y a que quelques mois que j'ai trouvé ces sons binauraux et que je sors régulièrement de mon corps.
Gabriel est un maître patient mais bien mystérieux. J'aimerais devenir comme lui, mais pour ça, il faudrait que je sache ce qu'il est.
Bon, allez, assez de questions pour aujourd'hui. Je tire la chasse d'eau et vais me coucher.