Abdalahad

J'ai beau y réfléchir, le problème demeure. J'ai du mal à penser, ces derniers temps. Peut-être est-ce un excès de données qui me bouche l'horizon ? C'est vrai qu'après tout, il y a tant de choses que je sais que c'en devient suspect. L'Être n'existe que par le Non-Être. Le son orbite autour du silence telle une planète autour de son soleil. Les astres dansent. Avenir et Passé font la ronde avec Présent, tel un serpent qui se mord la queue. Tout ceci est connu, rabâché et rebattu. Mais voilà que je digresse encore. À quoi pensais-je ?

Ah oui ! Quelque chose me trouble l'esprit. Une sorte de manque. Mon esprit tourne à vide, comme une étoile qui a brûlé tout son hydrogène menace de s'effondrer sur elle-même. L'implosion me guette. Pourquoi ? J'ai passé le plus clair de ces derniers temps à contempler des choses que je connaissais déjà. Le ballet de la matière, le ralentissement du temps, tout refroidit. Mon esprit se serait-il refroidi, lui aussi ? Ce serait un comble, vraiment ! En attendant, mes rouages tournent à vide.

Voyons, si j'ai trop de science pour penser correctement, peut-être serait-il utile de m'intéresser à ce que je ne sais pas ? Hélas, les royaumes de l'inconnu se sont réduits à mesure que je perçais les mystères de l'existence même. Où trouver de l'ignorance désormais ? Où trouver cette grande question sans réponse, hormis dans les profondeurs de mon pauvre esprit débile ? Je regarde autour de moi, fouillant les plus intimes replis de l'univers, scrutant chaque atome et chaque boucle temporelle...

Là ! Il se passe quelque chose de particulier. Des circonvolutions de l'espace-temps prennent des formes particulières, autonomes, dotées de conscience... Ah ! Des Humains ! Je réprime un sursaut de dégoût. Je les avais oubliés, ceux-là. Je me serais bien passé de leur souvenir, aussi. Ils ont tout d'une esquisse ratée, avec leurs corps faibles, leur vie courte, leur intelligence limitée... Que peut-on faire avec ça ? Cela n'a aucun sens. Soyons sérieux, soyons sérieux. Écartons-nous de cette aberration, voilà qui est mieux.


Où en étais-je ?

Ah, oui. Le manque que je ressens et qui serait un excès de science. C'est quand même terrible d'en être arrivé là, mais puisque c'est ainsi... trop de science tue la science. Bien. Nom d'un quark, je n'ai jamais réfléchi comme ça !

Voyons. Il me faut en savoir plus sur l'ignorance. Voilà la clé. Bien. Donc, où… …ah, oui. Les Humains. Gogol de neutrons ! Mais c'est bien sûr ! Ces Humains baignent dans l'ignorance ! C'était la réponse à mes questionnements. En toute logique (tu parles de logique), c'est auprès d'eux que je comprendrai ce qui me voile l'esprit. Me faudrait-il donc apprendre l'ignorance des Humains ? C'est le comble ! Un ignorant donne-t-il des cours ?

Allons ! Rien de tel que l'expérience, rien de tel que l'observation. Je vais seulement choisir une portion infinitésimale d'espace-temps où vivent des Humains… en voilà ! Ils semblent jeunes et se réunissent tous les jours dans un lieu où ils apprennent à vivre. Au moment même où leur corps s'est transformé, prêt à se reproduire, ils doivent assimiler des choses qui les préparent à un futur dont ils ignorent tout. Plongés dans le présent ! Les pauvres ! Enfin, idéal pour mon expérience, c'est chose certaine. Que pourrais-je leur poser comme question ? Non, je vais trop vite. Ils n'ont sûrement pas l'habitude de dialoguer avec des individus comme moi ! Mieux vaut éviter de les chambouler. Je vais en choisir trois et leur souffler dessus, juste un tout petit peu. Ça les fera vibrer un chouïa plus vite que le reste de leur environnement, ce qui devrait suffire.

Quant à moi, je vais m'attacher à cette portion d'espace-temps, tâcher de suivre le Temps dans le même sens et à la même vitesse qu'eux, sinon on ne pourra pas du tout se parler. Dans quelle aventure je m'embarque ! Les Humains, quand même ! A-t-on jamais vu pareille expérience ?