Le père de Jacob

Jérôme Mlynikowski est un homme soucieux comme rarement auparavant.

Il a été un enfant heureux, un adolescent à problèmes, un étudiant épanoui. L'aube de sa vie adulte l'a vu se confronter à ses propres démons au cours de stages d'initiations encadrés par de solides thérapeutes. Équipé de sa culture, porté par une détermination forte, appuyé par ses amis, il a traversé les épreuves, il a regardé ses peurs en face. Tel le chat de Schrödinger, il en est sorti aussi mort que vivant, conscient que la vraie vie commence quand on y renonce. Il est un homme complet car connaisseur de son incomplétude.

Aujourd'hui, il est rempli d'un sentiment nouveau. Enfoncé dans son fauteuil à ennui (sa posture préférée pour se vider de la journée), il a peur. Non pour lui-même, mais pour son fils Jacob qui n'a presque plus de contact avec la réalité. Jérôme Mlynikowski est en train de perdre son fils, une douleur qu'il ne pensait jamais ressentir.

— Ça ne te sied pas, d'être aussi craintif.

La voix est venue de son for intérieur. Cette voix, c'est l'autre lui-même. La première fois qu'il l'a entendue, Jérôme a cru qu'il lui manquait une case, pour se rendre compte que l'Autre remplissait justement cette case manquante. L'Autre lui parle avec la même voix que lui, d'un ton distant, comme de derrière un miroir, ou de sous la surface d'un lac. L'Autre lui ressemble presque exactement, mais utilise des mots légèrement différents. Jérôme a appris à dialoguer avec l'Autre. C'est confiant qu'il répond :

— J'ai peur pour mon fils. Je l'aime comme s'il faisait partie de moi.

— Et s'il devait mourir, c'est un morceau de toi qu'on arracherait, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Et si tu te l'arrachais maintenant ?

— Je te demande pardon ?

— Prends ton fils, ton unique, que tu chéris...

— Ne cite pas ce texte à la légère !

— ... tu l'offriras en holocauste sur une montagne que je t'indiquerai.

— C'est ridicule, c'est proprement ridicule. Il est mon fils, jamais je ne l'abandonnerai. Je l'aime et j'ai peur qu'il meure, c'est pourtant simple.

Jérôme s'est tourné pour s'appuyer sur l'acoudoir, il enfonce son visage dans la paume de sa main. L'Autre continue :

— Est-ce à toi de décider s'il doit mourir ou non ? Es-tu Dieu pour en décider ?

— Tu m'énerves, tu m'énerves complètement.

La prostration est un sport qu'il connaît déjà bien. Cependant, fuir de soi-même est un exercice mental exténuant. Son esprit cours à en perdre haleine sur la plaine, poursuivi par son propre regard. Condamné à fuir, il doit se replier dans une activité qui posera des boucliers sur cette étendue mentale.

Il se lève, va trouver la Bible sur l'étagère, s'en saisit. Déjà il sent la pression retomber. Lire distrait. Jérôme Mlynikowski aime se plonger dans les textes, sans quitter non plus sa critique perçante. Il aime reconnaître le contexte historique, l'auteur, le public, le style employé, le sens humain, toutes choses acrochées aux mots. Il aime également chercher ce qui est écrit entre les lignes, déceler la sagesse qui ne dit pas son nom.

Le livre dans une main, le menton sur l'autre, Jérôme va mieux. Plongé dans des considérations métaphysiques, il est soulagé du vide mental, du moins de façon immédiate. Il s'immerge dans la lecture, il relit chaque verset plusieurs fois.

« Abraham répondit :
— C'est Dieu qui pourvoira à l'agneau pour l'holocauste, mon fils.
Et ils s'en allèrent tous deux ensemble. »

Il relit, songeur, ces derniers mots, « ils s'en allèrent tous deux ensemble », mais voilà qu'on sonne à la porte d'entrée. Il entend son épouse, Marion, parcourir le couloir d'un pas pressé en maugréant que ce n'est pas une heure pour sonner chez les gens. On entend la porte s'ouvrir. Des bonjours timides prononcés par des voix jeunes. Déjà il a reposé le livre sur l'étagère pour rejoindre la scène. Marion tient la porte d'une main en menant la conversation avec une certaine réserve. Il arrive et finit d'ouvrir, pour apercevoir deux adolescents de l'âge de Jacob. Il considère leurs cheveux trempés de pluie, leurs mines incertaines éclairées par la lumière crue du spot lumineux du porche. Un garçon, plutôt replet et débraillé, l'air mal à l'aise. Une fille un peu trop maquillée, peut-être d'un milieu populaire. Ils ont déjà expliqué à la mère de Jacob qui ils sont, Faustin et Augustine, du Lycée des Routes, presque dans la classe de Jacob. Jérôme se souvient. C'est eux qui ont fait un malaise puis une crise en même temps que son fils. La synchronicité des évènements avait intéressé Jérôme mais il a vite compris que leur cas était moins grave que celui de Jacob. Tout juste a-t-il appris du psychiatre qu'Augustine était resté quelques jours à l'HP, suivie pour profil anxieux et troubles du comportement. Ce Faustin, par contre, ne lui a été évoqué que de loin.

La jeune fille se tourne vers lui en surmontant visiblement son appréhension.

— Bonsoir M. Mlynikowski. Heu, on venait vous voir pour Jacob. On aimerait avoir des nouvelles.

— Et il faut qu'on vous parle ! hasarde Faustin d'un ton brut et aussitôt regretté.

— Je vois. Entrez, on va faire du thé.