Jacob sort de l'HP

Les fleurs n'ont plus de couleur. À quel moment elles les ont perdues, je ne sais pas.

Non pas qu'elles en aient eu beaucoup autrefois. Du rouge, du bleu, du vert, du jaune, quelques nuances, c'est tout. C'était joli quand on se promenait, ça égayait le paysage. Il y en avait même en ville, là où elles n'auraient jamais poussé normalement. Quelques taches de couleurs dans un monde de béton. Mais maintenant, il n'y a plus de couleurs, même dans un endroit censé être agréable comme le parc de l'hôpital.

Le docteur m'a laissé me promener contre la promesse de rester tranquille, alors je reste assis sur ce banc, tranquille. Je regarde le monde.

Comment est-il possible que les fleurs n'aient plus de couleur ? Ce n'est pas dans mes yeux, mes yeux voient les couleurs. Ce n'est pas sur les fleurs non plus, techniquement elles ont des couleurs. Celle-ci est sans doute bleue, et là-bas ce sont des géraniums si je ne me trompe pas. Mais il n'y a pas de tons, pas de contrastes, pas d'émotions. Rien ne fait sens dans ce paysage. C'est comme une toile ennuyante dans un musée, une espèce de nature morte pastel, fade.

Que s'est-il passé ? J'ai des souvenirs mais je doute de chacun d'entre eux. Il y a une histoire de visions, de dialogues avec un ange, d'ailes de dragon, de soleil, de galaxie, de prophétie. Ça ne m'a rien donné d'en parler alors j'ai arrêté. J'ai aussi arrêté d'y croire. Ça ne porte que de la souffrance. Je crois bien me souvenir d'une dispute avec mon père, et les infirmières ont l'air d'accepter cette histoire-là.

Tout le reste est vide. Je dois faire ma vie avec ça : un monde sans couleur, des visions à oublier, une dispute avec mon père.

Allez, debout.

Pourquoi debout ?

Pas de réponse.

Je suis debout, autant marcher.

Tout est comme ça, maintenant. Je n'ai aucune idée d'où viennent les gestes, à quoi ils servent. Le matin, je me lève, m'assois à la table du petit-déjeuner, on nous sert un café sans goût, je tends la main vers le bol, et à ce moment précis je me pose la question : qui a décidé de tendre la main vers ce bol ? Qui a décidé de se lever du lit, de traverser le couloir, de s'asseoir ? Et puis, c'est trop tard, tout est fait, alors j'arrête de me poser la question et je bois mon café sans goût. Je ne me pose plus les questions, je deviens le spectateur de ma vie. C'est d'un ennui incroyable, mais j'en suis arrivé à ne plus me rebeller.

Me voilà dans les couloirs de l'hôpital. On dirait un jeu vidéo : des surfaces droites, des personnages qui se promènent sans vraiment toucher le décor. Les personnages sont de trois sortes : des zombies, des gardes, des acteurs. Les zombies marchent lentement, sans parler, la tête baissée, et restent le plus souvent immobiles. Parfois, un zombie s'énerve, sans doute à la recherche de chair fraîche. Il se met à crier n'importe quoi et s'accroche même aux gens. Les gardes sont là pour le calmer. Les gardes préfèrent quand il ne se passe rien. Les acteurs, eux, jouent leur rôle, chacun le sien. Il y a une pleureuse, par exemple, qui pleurniche et crie quand elle aperçoit un garde. Dès que le garde est hors de vue, elle arrête parce qu'elle n'a plus de public (les zombies ne font pas un bon public). Il y a un patron qui engueule tout le monde  les gardes le laissent jouer son rôle tant qu'il ne touche pas aux gens ou aux objets. Mais les acteurs redeviennent eux-mêmes des zombies la plupart du temps.

Cette dame assise sur la chaise au bout du couloir, je l'aime bien. C'est une zombie, mais elle a quelque chose en plus. Son regard est fixe, mais pas vide. J'ai entendu des gardes – enfin, des soignants – évoquer le mot « sénilité ». Je ne sais pas très bien ce que ça veut dire, mais je crois que c'est l'un de ces mots qu'on utilise pour se protéger des gens pas pareils. Elle ne prend pas de rôle, ne crie jamais, ne se plaint jamais. Parfois je m'assois non loin d'elle, et l'observe pendant un moment. Elle ne bouge pas. Je n'arrive pas à décrire son visage. Quelque chose m'échappe, mais ce n'est pas comme la couleur disparue des fleurs. Son visage... est-ce qu'elle sourit ?

— M. Mlynikowski, voulez-vous venir avec moi s'il vous plaît ?

Les infirmières me vouvoient, c'est étrange mais c'est comme ça. Je me lève et la suis dans les couloir. Au bout du couloir il y a... mon père ?

— Bonjour Jacob, tu vas bien ?

Son visage semble bienveillant, mais je doute de tout en ce moment. J'ai du mal à croire que je suis vraiment en train de ranger mes affaires dans mon sac puis de le jeter sur mon épaule. Quand je vois le portail de l'hôpital diminuer de taille derrière moi, je n'y crois qu'à moitié. Quand les portes de la voiture claquent, je me tourne vers papa, qui tient le volant d'une main et met le contact de l'autre.

— Je sors vraiment ?

Il souffle d'un ton étonné et fatigué : « Ouais ! » et le moteur démarre.

Le paysage défile. Je tente une conversation, l'exercice est très étrange mais c'est mon jour apparemment.

— Tu as parlé au psychiatre ?

— Ouais. (ton neutre)

— Il est d'accord ?

— Ouais. (sec)

— Tu sais ce que tu fais ?

— Ouais... (contemplatif)

— On va à la maison ?

— Ouais, ouais... (appréhension)

— Pourquoi tu m'as sorti ?

— Ouais... (complètement ailleurs, là je le comprends parfaitement)

Pour une fois qu'une conversation se passe bien avec papa, je ne vais pas en rester là. Je vais le tester.

— Tu sais que je suis fou, que j'ai des visions, que j'entends des voix ?

— Ça peut arriver à tout le monde.

— Et qu'est-ce qu'on va faire ? On va continuer à vivre comme si tout était normal ? Je vais retourner au lycée ? Et entre deux cours, je vais encore sortir de mon corps et prétendre au CPE que j'ai juste un peu trop fumé de cannabis ? Ou alors je vais prendre des médocs toute ma vie ? Comment je suis sensé en profiter, de ma vie ? Une demi-vie passée à demi-vivre, sans envie, sans couleur, sans émotion concrète ? C'est vers ça qu'on va ?

— C'est marrant, tu mets des mots exacts sur mes pensées.

On arrive à la maison. La porte s'ouvre brusquement, Manon court et saute dans mes bras, je sens l'odeur de son schampooing. Elle ne me lâche pas alors je la porte en rentrant. La maison ressemble à celle que je connais d'habitude, quelques couleurs en moins. Maman nous fait un câlin, à Manon et moi, comme si elle ne nous avait pas vu depuis des années. Papa pose mes affaires dans l'entrée. Je finis par convaincre Manon de remettre les pieds sur terre. Elle crie et saute partout.

— Tu devrais monter dans ta chambre, tes amis t'attendent, me lance maman.

Mes amis ? Je n'ai pas d'amis.

— Monte, tu verras.

Dans l'incompréhension totale, je passe près de mon père, il a le visage toujours aussi impénétrable. Est-il désespéré ? Est-il résigné ? Est-ce de l'espoir ? De la peur ?

L'escalier est si familier ! C'est bien la première fois que je monte dans ma chambre à la demande de mes parents. Dans ma chambre il y a...

— Jacob ! On pensait bien que c'était toi !

Un gars et une fille ? Lui, c'est Faustin, je crois, et elle...

— Lui c'est Faustin et moi c'est Augustine ! On s'est réveillé ensemble en réa, tu te souviens ?

C'était il y a une éternité, je ne suis même pas sûr que ça s'est vraiment passé.

— Tu veux pas ouvrir ta bouche un peu ? continue-t-elle.

Ah merde, ouais. J'articule :

— On s'est vraiment réveillés ensemble ?

— Nous avons eu les mêmes visions que toi ! s'exclame Faustin. Nous avons vu l'univers sous toutes ses coutures, et nous avons vu le dragon rouge !

...

qu'est-ce qui...

  • non, pas enco.

re.

Et je m- -sur les genoux.

— Merde il a l'air mal en point, qu'est-ce qu'on fait ?

— On fait comme on a dit, on se tient la main !