Tuer le père

Augustine

Le voyage en voiture avec ma mère est silencieux. Il s'est mis à pleuvoir, de ce temps de chien qui n'est ni du gris ni de la pluie, mais quelque chose entre deux. L'humidité rentre même dans la voiture, le chauffage ne fonctionne vraiment qu'au moment où on est arrivées, après de longs silences. Je déteste ces moments, maman les déteste sans doute, on s'est mises d'accord pour se la fermer.

Sitôt rentrées, je monte dans ma chambre et m'enferme sous ma couette, roulée en boule, des écouteurs sur la tête. Toujours la même chanson : John Lennon qui chante Love, l'enregistrement de 1970. Cette voix semble me parler de très loin et de très près à la fois. Les mots tombent comme des gouttes de pluie sur un jardin. J'avais peur, ils me rassurent. John a vécu bien plus de choses que moi, il est la bouée à laquelle me raccrocher. Du fond des années hippies, il vient me rappeler que les choses devraient être simples.

« L'amour c'est réel, réel est l'amour
L'amour c'est sentir, sentir l'amour
L'amour c'est vouloir, vouloir être aimé.

L'amour c'est le toucher, le toucher est amour,
L'amour c'est atteindre, atteindre l'amour,
L'amour c'est demander d'être aimé.

L'amour c'est toi,
Toi et moi,
L'amour c'est savoir
Qu'on peut être nous.

L'amour c'est libre, libre est l'amour,
L'amour c'est vivre, vivre l'amour,
L'amour c'est le besoin d'être aimé. »

J'envoie paître toutes les conneries de la journée. Le prof d'histoire, ma copine Clémence, mon cahier où j'ai écrit n'importe quoi, Tom l'incapable, mon accès de violence, le CPE, hop j'envoie tout ça aux chiottes et je tire la chasse. Il n'y a plus que moi sous cette couette, moi et la voix de John qui me parle d'amour. Mais qu'est-ce que l'amour ? C'est la manière qu'ont mes parents de me traiter ? Laissez-moi rire. Ce qu'on échange avec les garçons ? Pfuit ! Des regards dans les couloirs, des remarques grasses et débiles. L'amour c'est ce dont font preuve mes copines ? J'ai pas de copines. Je n'ai que des pions que je manipule à ma guise, des adolescentes influençables par manque d'amour-propre. Je le sais parce que je n'ai aucun amour-propre. L'amour c'est l'estime de soi ? Mais où est passée cette Augustine conquérante et rayonnante, qui fait avancer les cours, qui rabat le caquet des garçons, qui est enviée par les autres filles ? Disparue. Tout ce qu'il y a au fond de mon lit, c'est une boule de nerfs, un corps recroquevillé qui respire difficilement, l'échec du projet humain. Je déteste cette forme abjecte, cette carcasse puante, cette chose que je suis forcée de reconnaître tous les jours dans le miroir. L'amour, c'est la voix de John Lennon, toute proche et toute lointaine, qui me parle au travers de mon casque. L'amour, ça existe presque.

Toc toc. Ma mère entrouvre la porte de ma chambre. Je libère une oreille pour entendre.

— Ton père n'est pas rentré, tu as de ses nouvelles ?

— Il m'a envoyé un SMS qui disait qu'il ne rentrera pas ce soir.

— Ah, d'accord.

La porte se referme avec tous les petits bruits mécaniques entendus dix mille fois dans une vie : grincement, clic, dégrincement, des pas qui s'éloignent. Si je faisais attention, je pourrais sans doute entendre le placard qui s'ouvre dans la cuisine, là où ma mère range le whisky. Mais je ne veux rien entendre de tout ça. Ma vie est trop horrible pour que je puisse m'intéresser à celle des autres, fut-ce celle de ma mère. Heureusement, je suis tellement crevée que le sommeil vient m'emporter bien rapidement.

Dans mes rêves, je vole au-dessus d'îles inconnues où l'océan vient s'écraser en vagues énormes. Je vole au-dessus, pleine d'une jubilation incroyable. Je m'amuse à compter chaque goutte d'eau, à voler au-dessus de chaque rocher, à passer à l'intérieur des vagues qui forment des rouleaux, comme le ferait un surfeur. Je ressens une joie pure, neuve, sauvage.

Le réveil me trouve un peu moins déglinguée qu'hier. Je me lève tant bien que mal, trouve les objets à leurs place, me fait un café (oui, j'ai 17 ans et je bois du café), tartine de la confiture sur des biscottes, m'assieds sur la chaise haute à la table de la cuisine. Entre deux cron-crons (c'est le bruit que fait une biscotte qu'on mange), je me demande ce que ce rêve est venu faire dans ma nuit. Je n'en ai pas la moindre foutue idée, mais au moins il m'a mise de bonne humeur. Ça va mieux depuis hier, et une journée sans lycée me fera le plus grand bien. On peut faire tant de choses quand on a. La. Journée. Libre.

Je sais.

Montée dans la chambre, j'en ressors cinq minutes plus tard, habillée coiffée et tout. Les filles qui ont besoin d'une heure pour se préparer, c'est un cliché. Rien n'arrête une femme déterminée. Ni le regard étonné de sa mère, ni ses questions légitimes, ni une porte d'entrée, ni cinq étages en escaliers, ni deux kilomètres de marche pour traverser la ville. Mon visage martèle la pluie au moins autant que la pluie martèle mon visage.

Nous y voilà. L'agence de la banque. La porte s'ouvre sans difficulté. À l'intérieur, une grande pièce, un guichet au centre pour accueillir les nouveaux arrivants, quelques fauteuils, beaucoup de portes et de cloisons à moitié transparentes, ce sont les bureaux des banquiers. Je sais exactement où se trouve le bureau qui m'intéresse, je m'y dirige. Au moment où je passe à côté du guicher, la personne qui s'y trouve fait :

— Mademoiselle, heu, madame, bonjour, vous avez rendez-vous ?

— Ouais, c'est ça, j'ai rendez-vous, je rétorque.

— Attendez, vous ne pouvez pas vous présenter comme ça, attendez !

M'en moque. J'ouvre la porte du bureau et la referme derrière moi. À l'intérieur, un bureau, un ordinateur, une imprimante, des tableaux aux murs, et sur le fauteuil, mon père.

— Toi ! je m'exclame.

Mon père s'est levé. Il s'écrie : « Augustine ! » Je suis debout devant lui. Il fait signe à la personne de l'accueil, qui a ouvert la porte derrière moi, de refermer la porte, qu'il me connaît, etc. La porte se referme.

— Qu'est-ce que tu fais là, Augustine ?

Son visage est étonné, profondément étonné.

— Et toi, papa, qu'est-ce que tu fais ? Hein, qu'est-ce que tu fais ?

Je m'approche du bureau, saisit l'écran de l'ordinateur des deux mains, tire dessus (les câbles gémissent et le retiennent), et le jette par terre. Il ne se brise pas en mille morceaux, mais il s'éteint, et il me semble même que sa surface est fendue. En tout cas, il y a eu un craquement de plastique. Mon père s'est raproché, mes yeux ont commencé à pleurer, mais je reste maître de moi.

— Augustine, tu vas te calmer tout de suite sinon ça va mal finir.

— Comment tu veux que ça finisse plus mal ! Maman boit son whisky pour oublier que tu la trompes avec ta pétasse de responsable marketing, je me fais virer du lycée parce que je suis devenue violente, et toi t'es au courant de rien, tu m'envoies des SMS parce que t'es plus capable de parler directement à ta femme. Ça ne va pas, mais alors ça ne va pas du tout. Comment tu voudrais que ça finisse plus mal !

J'ai parlé assez fort pour que le son traverse la cloison semi-transparente. Derrière, les silhouettes des collègues de mon père. Ils ont tout entendu. Le visage de mon père est allé de l'étonnement à la rage. Il me saisit le bras droit avec sa main gauche, j'essaie de me dégager, mais déjà la paume de sa main droite se lève pour me donner une claque.

Il se passe quelque chose que je ne comprends pas trop. Le temps semble ralentir... ou ma pensée s'accélérer... quoi qu'il en soit je n'ai plus peur. Le stress de la situation a fait place à une sérénité que je ne m'explique pas. Je baisse la tête juste à temps, la gifle passe au-dessus. Je fais un pas vers l'avant, me voilà à côté de mon père. Il me tient toujours la main, je me sers de cette prise. Je tourne sur moi-même pour faire face à la même direction que lui, et puis je fais un pas en arrière en me baissant sur mes appuis. La prise de mon père sur mon bras l'entraîne à tourner sur lui-même et à perdre son équilibre : il tombe sur le dos. Je lui cale un coup de pied dans le ventre : il lâche mon bras en se tordant de douleur. Je suis toujours très calme. Sans savoir pourquoi, je prends une voix très autoritaire et le vouvoie :

— Monsieur Lambert, vous allez parler à votre femme de façon directe, en laissant votre fille en dehors de tout ça.

La porte se laisse ouvrir docilement. Dix visages héberlués me regardent sortir du bureau. Je repasse à côté du guichet où des clients me contemplent avec des yeux ronds. Je lâche :

— Ne faites pas confiance aux banquiers, achetez du bitcoin.

Dehors, la pluie continue de tomber finement. Elle rencontre un visage serein : c'est le mien.