Le dialogue et l'extase

Faustin

J'ouvre les yeux.

Le tapis du salon dévoile ses couleurs. Je me tourne sur moi-même et découvre la cheminée, le matelas sur lequel Jacob est couché, le canapé. Augustine y dort, roulée en boule sous sa couverture.

Nous avons dormi là. Après la dispute d'hier et la rencontre avec les voyageurs temporels, nous nous sommes mis d'accord sur notre mission, si étrange soit-elle. Nous avons établi une cellule de brainstorming dans le salon, en partageant les rôles.

Augustine était la force motrice. Une fois ses premières idées lancées, elle était inarrêtable et proposait concept sur concept. Jacob, lui, reformulait de façon naïve et presque cynique, retournait ce qu'elle disait contre elle-même. Elle s'en est énervée, puis s'est vite accomodée à ce petit jeu. Dans ce ping-pong, j'étais l'arbitre. Quand ils manquaient de vocabulaire, il se tournaient vers moi, et je vérifiais tout avec mes propres méthodes, définissais un terme technique, corrigeais un abus de langage, arrêtais des non-sens. Les stylos ont chauffés. Nous avons couvert des feuilles entières de concepts, de mots-clés, d'hypothèses, de théories. Tout y est passé, de la Bible à l'existentialisme, en passant par le bouddhisme et la non-dualité du zen. Nous avons tout tenté, tout cherché, tout discuté, de notre mieux. Il s'est fait tard, nous avons fait du feu dans la cheminée et mordu dans des sandwiches en répandant des miettes sur toutes nos vaines tentatives d'explication du monde. Nous, des enfants, avons joué aux adultes, détruit et reconstruit le monde. Arrivé à minuit, de guerre lasse, nous avons laissé le feu mourir, jeté des matelas sur nos gribouillages métaphysiques, et cédé au sommeil.

Le jour éclaire la pièce de plus en plus fort. Je m'extrais de mon duvet, me lève tant bien que mal et m'oriente vers la cuisine. Rituel du matin, du thé. Le bruit de la bouilloire remplit le silence de la maison. Toutes ces sensations me grisent. La cuisine des années 60 a l'air plus démodée que la maison elle-même, pourtant plus vieille. Le carrelage froid sous mes pieds nus. Le calme de la campagne, orné seulement des chants d'oiseaux. L'eau est chaude, je remplis la théière et l'amène au salon, avec trois tasses. Je fais un deuxième voyage pour amener du pain et de la confiture. Tout cet équipement va sur la table basse que j'installe près de mon matelas. Emmitouflé dans mon duvet, j'entame mon petit-déjeûner. Je renonce à mon joint matinal.

À l'odeur et au bruit, Jacob se réveille et vient s'attabler. Pas un mot ne s'échange. Nous sucrons, tartinons, mastiquons, buvons, consciencieusement. Au moment de se resservir du thé, et à voix basse pour ne pas trop déranger Augustine, nous partageons quelques banalités. Puis, il demande :

— Comment ça va se passer, à ton avis ?

— Ça va bien se passer, réponds-je sans réfléchir.

Augustine émerge, grogne un « salut » et va aussitôt prendre une douche, sans toucher au petit-déjeûner. J'ajoute :

— J'ai un bon pressentiment.

Nous sommes prêts. À genoux sur les matelas du salon. Les téléphones sont éteints. D'un même mouvement, non sans émotions, nos mains se tendent les unes vers les autres. La chaleur des paumes m'évoque Anne-Marie et notre intimité. Pourquoi je pense à elle maintenant, voilà qui m'interpelle, mais très vite je n'ai plus le temps d'y penser. Comme chez les parents de Jacob, nous nous retrouvons dans un état de conscience modifiée. Les pensées qui m'étaient propres semblent disparaître. Non que je sois incapable de mes propres réflexions, elles sont encore mobilisables. Celles-ci me sembleraient simplement superflues dans ce contexte. Je suis relié aux autres, et eux à moi. Nous formons ce même triangle de conscience, tout le reste s'efface au profit de cette vision implacable. La seule pensée un tant soit peu articulée que je me fasse, alors que nous parcourons de nouveau les étendues galactiques, se résume ainsi : jamais de ma vie je n'aurais cru me confronter un jour à tous ces trucs new age.

Comme la dernière fois, la forme d'Abdalahad nous apparaît, brûlante, sage, ancienne.

— Soyez salués !

Un soufflet de forge.

— Bonjour, Abdalahad, répondons-nous impressionnés.

Nous pensons à la fois séparément et ensemble, c'est particulier. Nous parlons tous les trois d'une même voix, avec une retenue polie.

— Nous avons réfléchi aux questions que vous nous avez posées. C'est un sujet difficile pour nous, mais nous avons fait de notre mieux.

— Je vous écoute, fait-il patiemment.

— Les humains ont développé des écoles de pensées différentes et contradictoires. Il n'y a pas une seule explication au sens de la vie humaine, il y en a des milliers. Celle qui nous convient le mieux est que chaque humain doit trouver lui-même le sens de son existence.

— Quelles sont les moyens à sa disposition ?

— Ils sont imparfaits et ne fournissent aucune garantie. De nombreux humains renoncent.

— Comment un humain peut-il accepter de vivre sans avoir d'explication à son existence ? Ça n'a aucun sens pour moi, qui ai été créé par l'Unique dans un but clair.

— Et maintenant que tous les atomes de l'univers sont fabriqués et que les étoiles brûlent d'elles-mêmes... si nous pouvons nous permettre, quel sens votre existence a-t-elle ?

Ça nous a échappé, nous craignons de lui avoir manqué de respect, mais c'est logique pourtant. Notre interlocuteur semble réfléchir. Non qu'il prenne du temps à répondre (quel sens peut bien avoir le temps ici), mais la couleur de sa voix change, comme quelqu'un a toussé pour éclaircir sa voix.

— C'est vrai. La raison pour laquelle je m'intéresse à vous est que je ne sais moi-même plus pourquoi j'existe encore.

— N'avez-vous pas d'autres entités de même nature à qui parler ? Ne pouvez-vous pas vous entretenir avec l'Unique ?

— Les autres serviteurs ont disparu. Quant à l'Unique, il se révèle dans le multiple. En discutant avec vous, c'est avec l'Unique que je m'entretiens. Ou plutôt, c'est l'Unique qui s'entretient avec lui-même.

Nous sommes un peu sonnés par ces dernières affirmations et par leurs implications. Nous devons mettre en commun nos incertitudes pour trouver une chose sensée à dire, en même temps qu'on se découvre une certaine affinité avec Abdalahad. Il nous semblait un ange tout-puissant, il nous apparaît plus comme un compagnon d'infortune. Nous nous permettons de le tutoyer.

— Tout n'est pas désespéré. La recherche de sens est une aventure qui se suffit à elle-même. Depuis que tu nous as posé tes questions, notre vie a pris du sens. Un peu. Nous avons été mis en lien et nous apprenons à parler. La parole est l'interface qui nous fait grandir.

— Et cette parole, qui vous l'a donnée ?

— Les humains appellent cela le chaos, tu appelles cela l'Unique.

— Vers quoi vous fait grandir cette parole ?

— Nous ne savons pas, nous découvrons à mesure du chemin.

Il semble réfléchir, puis que son ton change encore. De gigantesque, sa forme devient modeste. Sans perdre de sa noblesse, elle se fait plus proche de nous. Nous avons affaire à un dragon jeune, presque adolescent dans sa posture.

— J'ai encore une question, dit-il. Qu'advient-il de votre conscience lorsque vos corps disparaissent ?

— C'est une excellente question, nous l'ignorons. Théories contradictoires. Conseil unanime des humains : pense plutôt à vivre pleinement l'instant présent.

Cette fois il change vraiment. Sa forme s'amincit, ou plutôt l'espace dans lequel elle est inscrite s'allonge.

— Je commence à comprendre. Il faut se garder de comprendre. Je vais avoir encore besoin de votre aide.

— Nous ferons ce que nous pourrons.

— Je vais faire quelque chose que je n'ai jamais fait et dont j'ignore les conséquences.

— C'est ce que nous faisons tous les jours au quotidien. On ne peut pas ne pas prendre de risque. Pourquoi éviter les dangers ? Pour vivre en sécurité jusqu'à la mort ? Nous t'encourageons dans ton action, quelle qu'elle soit.

— Je vous comprends parfaitement maintenant qu'il n'y a rien à comprendre.

Sa forme s'allonge de plus en plus, elle s'amincit encore, ou plutôt l'espace s'allonge encore davantage. Nous voilà cerné par un dragon-fil qui s'enroule autour de notre triangle de conscience.

— Je parlerai.

Le fil-dragon se serre autour du triangle, en rapproche deux segments, qui se courbent docilement et se mettent à vibrer plus fort à mesure que le fil les serre...

— J'habiterai parmi vous. Et parmi vous je me mettrai au service de l'Unique.

Nous sommes parcourus d'un plaisir diffus, le fil se confond aux segments, au triangle... nous ouvrons les yeux dans le salon.

Nos mains restent jointes, nous nous regardons avec étonnement, car notre transe n'est pas finie. Notre conscience commune est restée, nes pensées s'échangent toujours aussi rapidement. Nous savons que quelque chose doit se passer.

Je lâche les mains de Jacob et Augustine, le contact n'est pas rompu. Jacob et Augustine ne se lâchent pas. Un flot de sensations exquises nous traverse, à la fois individuelles et partagées. Nous sommes comblés d'on ne sait quoi, d'un mystère sans nom, qui n'a rien à voir avec les galaxies de tout à l'heure. Nous sommes à la fois esprit et corps. Une force nous transporte tous, c'est la présence d'Abdalahad, diffuse, qui nous encourage. Sa douceur est telle qu'elle ne nous laisse pas vraiment le choix, ou plutôt, nous disons oui avant qu'elle n'ait songé à nous contraindre. Les corps de Jacob et Augustine se rapprochent et se rejoignent. Le contact de leurs mains nous remplit d'une joie incroyable. Par ce contact, les corps de Jacob et Augustine sont tout à la fois distincts et réunis. Leurs corps se rapprochent encore, leurs bouches s'embrassent, leurs mains s'explorent tout en se connaissant. Mon corps à moi, celui de Faustin, se cale en retrait contre le canapé, envahi de gratitude. J'observe et participe par empathie. Sans dire un mot, Jacob et Augustine se dénudent, leurs corps sont magnifiques et le savent. Ils respirent. Ils se touchent. Mille sensations les parcourent. Je repense à ce qu'Abdalahad disait au sujet du mariage des particules, dans le cœur des étoiles. Une explosion d'amour. Des cris d'allégresse. Je comprends maintenant. Jacob et Augustine crient de joie, leurs visages remplis d'extase. J'ai beau repenser à la beauté sidérale des étendues que nous avons parcourues lors de nos dialogues avec Abdalahad, rien n'égale la splendeur de ces deux corps complémentaires. Les corps étaient dispersés, ils se sont réunis. Les consciences de Jacob et Augustine n'y résistent pas, ils sont étourdis, ivres, transportés, comme s'ils mourraient à eux-même. Moi-même, je ne sais pas si j'existe vraiment, et je m'en moque.

Nous sommes écrasés par l'expérience, rien ne l'arrête, l'extase monte sans vouloir jamais stopper. Jacob et Augustine crient de plus en plus fort dans leur étreinte. Nous voilà pris d'une terreur sans nom : nous allons mourir, ici et maintenant. Les visages de Jacob et Augustine sont déformés par une peur qui se superpose à leur félicité. Ils se regardent dans l'incertitude.

— Lâchez tout ! je hurle dans un ultime élan de courage.

À cet instant, nous mourrons tous. La forme du monde n'existe plus, nous n'existons plus, il n'y a plus de frontière entre Jacob, Augustine, moi, le matelas, la théière encore tiède. Nous sommes tous une seule chose, qui est tout à la fois.

Le corps de Jacob se contracte plusieurs fois, celui d'Augustine fait de même.