Jacob a un bug

Quelle journée magnifique !

Chaque fois que je parle avec Gabriel, je passe un lendemain génial. Non pas que le monde soit plus beau. Je suis toujours dans ma bulle pour m'en protéger. Disons plutôt que ma bulle s'élargit. Oui, c'est ça, elle s'étend autour de moi, jusqu'à englober les bâtiments, les arbres, les gens, tous les objets. Le monde entier est ma bulle. Chaque souffle de vent m'est connu, maintenant. J'ai l'intuition profonde de savoir d'où il vient, où il va.

Tous ces gens qui marchent dans le lycée, je vois au travers d'eux. Je peux lire leur vie, je peux savoir ce qu'ils ont mangé ce matin, je sais s'ils sont en bonne santé ou non, je connais même leurs intentions, leurs sentiments, leurs désirs, leurs angoisses. Untel a peur d'être remarqué. Unetelle est contente de sa journée. Tel autre a mal au ventre et il ne sait pas pourquoi. En voilà un là-bas qui garde un secret et qui crispe son visage pour le conserver. Celle-là est en colère contre ses parents. Celui-ci contemple ses pensées pour mieux fuir ses émotions.

Je flotte, il n'y a pas d'autre mot. Le brouhaha des élèves s'éteint derrière des portes qui se ferment. Je plane, plus que je marche, jusque sous le ciel, où je reste debout, à écouter le monde murmurer. Le soleil vient caresser la terre. Les insectes rampent sur le bitume. Les volutes de vent s'enroulent les unes autour des autres.

Et j'écarte mes bras pour mieux sentir le jeu amoureux de mes sens avec l'univers. Je ferme les yeux. Des images me viennent, je me vois de dessus comme si j'étais sorti de mon corps.

— Eh, mais c'est Jacob. Il est pas en cours ?

Le lycée vu d'en haut, c'est dantesque, on se croirait sur Google Maps, seulement la résolution est tellement meilleure, et tout est en 3D. Je peux voir chaque voiture circuler autour du lycée, je vois chaque personne, chaque arbre, chaque fourmi.

— Eh, Jacob, t'as fumé quoi ?

Maintenant c'est la ville entière qui se dévoile. Les routes, les champs, les parcs où les enfants jouent au ballon, surveillés par leurs mamans... Les oiseaux qui parcourent l'air, les nuages, les fines gouttes d'humidité dans l'atmosphère.

— Il a pas l'air normal, je vais chercher quelqu'un à la vie sco.

Le pays entier. Ses rivières, ses routes, les avions de lignes qui le survolent. Mon Dieu, c'est magnifique, je vois la France depuis l'espace. Elle resplendit, le soleil brille sur les lacs et les fleuves. Et je m'éloigne encore, toujours plus. Les Alpes, l'Europe, la Méditerrannée. A-t-on jamais rien vu d'aussi beau ?

— Bon, qu'est-ce qui se passe, ici ? Qu'est-ce que tu fais planté là, Jacob ?

La Terre entière se révèle comme une orbe parfaite. Le soleil se reflète sur la calotte glaciaire du pôle nord. Tout ceci m'apparaît dans la tranquillité la plus totale. Je vogue maintenant à travers l'espace, confiant et sûr de moi. Volant vers le soleil, mes ailes sont largement déployées. Je suis un immense dragon rouge, et je m'appelle...

— JACOB !

Je n'ai jamais rien vécu d'aussi douloureux de ma vie. L'instant d'avant, je planais paisiblement vers le soleil, et maintenant je suis dans un endroit étrange, face à une créature singulière, bien que vaguement familière. Elle se tient debout sur ses deux membres postérieurs, sa tête est munie de deux yeux dont elle se sert pour me regarder, avec une expression qui me semble signifier quelque chose. Qu'est-ce qu'elle vient de dire ? Jacob ? Ce mot m'est familier, lui aussi. Cet endroit en entier m'est vaguement connu, mais je ne parviens pas à me souvenir. Tout est si étrange après l'immense simplicité des espaces immenses où je nageais à l'instant...

— Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive ?

Les mots résonnent dans mon esprit sans trouver le moindre endroit où s'accrocher. Leur sens m'échappe. Ils sont comme une musique qui se répète sans rien vouloir dire. Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive, Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive, Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive, Jacob, mais qu'est-ce qui t'arrive...

Apparemment, je suis attaché à un corps qui ressemble à celui de la créature qui se trouve devant moi. Des membres postérieurs dont j'ai le contrôle, je peux les tenir devant mes yeux – j'ai des yeux. Ces membres postérieurs ont cinq ramifications plus fines – on appelle ça des doigts. Comment je sais qu'on appelle ça des doigts ? Ça m'a paru évident, d'un coup.

— Jacob, mais dis-moi quelque chose, nom d'un chien !

Les mots tournent dans mon crâne – j'ai un crâne – mais je suis surtout sidéré par l'importance des implications de ma récente prise de conscience. Si j'ai des doigts aux membres antérieurs, j'ai aussi des membres antérieurs. Je baisse la tête – j'ai une tête – et contemple mes jambes. Des jambes. À ce moment, je me souviens que j'ai un corps entier, que je suis un humain. Je relève la tête et comprends que c'est un humain que j'ai devant moi. Un humain furieux et inquiet. Il s'appelle monsieur Charles, c'est le CPE.

Je regarde autour de moi. Des visages me dévisagent. D'autres humains. Des élèves.

Très, très lentement, le brouillard se dissipe et je prends conscience de toute l'épaisseur de la réalité. Ça va de pire en pire. Non seulement je suis un humain, élève dans un lycée, mais qui plus est, le CPE est en colère contre moi.

— Je t'écoute, Jacob !

Il veut que je dise quelque chose. Je regarde à l'extérieur de moi et je vois un monde qui ne fait que m'agresser depuis cinq minutes... ou plutôt, depuis des années et des années. D'un coup d'un seul, je m'aperçois que la réalité m'attaque tous les jours. Le monde est un endroit dur, je m'y cogne, ça fait mal. Vraiment, quel est l'intérêt de vivre dans la réalité, si c'est pour souffrir ? Cette grande énigme se développe et s'épanouit dans mon crâne, mais j'ai le sentiment que ce n'est pas ça que veut entendre M. Charles. Qu'est-ce qu'il veut entendre, aussi ? Qu'est-ce que je dois dire ?

— Heu... Je suis en train de vivre un moment très désagréable.

— Ça, je peux te croire ! Tu viens tout de suite avec moi, dans mon bureau !

Alors même que M. Charles se met à marcher vers le bâtiment, et que je lui emboîte le pas (j'avais oublié ce que ça fait, de marcher), je me trouve immensément soulagé. Enfin je peux abandonner mes questions abstraites pour accomplir quelque chose de concret. Marcher, je peux faire. Bien. Le reste ne devrait pas être beaucoup plus compliqué. J'espère.