Il y a un bug

Augustine

Je suis de mauvais poil aujourd'hui.

Rien que ce matin, maman s'est pointée au petit-déjeuner en robe de chambre, ce qui a énervé papa, il lui reproche de se laisser aller. Si on écoutait mon père banquier, tout le monde devrait prendre son petit-déjeuner en cravate. Maman jouait à lui taper sur les nerfs, bien sûr. C'est le seul moyen qu'ils ont de communiquer, aujourd'hui : les petits détails du quotidien, ceux qui énervent sans avoir besoin de parler. Évidemment, papa va rentrer hyper tard du boulot, ce qui énervera maman tout autant. Et entre les deux, c'est moi qui vais encore trinquer.

On comprendra que je ne suis pas de la meilleure humeur du monde au moment de passer les grilles du lycée. Une sorte d'énergie sourde brûle en moi.

Je m'assois rageusement à table, sors mon cahier, et décide de noter absolument tout ce que dira le prof d'histoire, M. Josèphe. « Aujourd'hui, nous allons parler de la Chine de la deuxième moitié du vingtième siècle... » Cause toujours, mon vieux, cause toujours. « Après la victoire de l'Armée Populaire de Libération en 1949... » Autant dire la préhistoire... « Bon, je vais l'écrire au tableau. Zut. Quelqu'un peut-il aller à la vie scolaire chercher un feutre qui fonctionne ? » Compte pas sur moi, mon coco, je suis bien décidée à prendre des notes. Tout ce que tu diras sera retenu contre toi, comme disent les flics américains.

Ça dure un moment comme ça. Finalement, le lycée est supportable : quand on met son cerveau sur pause, on se repose. À mesure que j'écris soigneusement chaque mot du prof, même les plus idiots, mon esprit rentre dans une sorte de torpeur confortable. Je suis enfin sortie de mes soucis. Tout ce qui compte, c'est d'écrire les choses les unes après les autres. L'intérieur de ma tête est remarquablement vide et aéré. Le stylo prend fébrilement des notes, comme agité de sa propre intention. Mon attention se dirige ailleurs. C'est comme si je dormais, c'est vraiment étonnant. J'ai l'impression de rêver éveillée. Des sortes d'images se superposent au cahier sur lequel j'écris. Comme de grands paysages qui défilent à toute vitesse. Et au-dessus, majestueux, un immense dragon rouge aux ailes déployées...

— Augustine, tu viens ?

Je lève la tête. C'est mon amie Clémence qui se tient devant moi, ses affaires rangées. Derrière elle marchent les quelques derniers élèves qui sortent de la classe. Je regarde autour de moi : le cours est terminé. Je ne m'en étais pas rendu compte. Mais qu'est-ce que je notais sur mon cahier ? Le cours était fini !

— Ah, excuse, je range mes affaires et j'arrive.

Je rejoins Clémence dans le couloir et on se dirige vers le cours de spé maths avec Mme Seguin-Thalès. Une fois installées à faire nos petits exercices de loi binomiale, je repense à ce qui m'a pris en cours d'histoire. Mais Clémence bavarde à propos d'histoires de garçons :

— Et alors, le prof de philo a dit, je sais plus pourquoi, « on dit merci à qui ? » et Jonathan a dit à voix haute pour que tout le monde l'entende : « Merci Jacquie et Michel ! » et là tous les garçons ont rigolé, mais le prof n'a pas compris pourquoi, alors il a dit que les garçons étaient décidément en forme, ça les a fait rire encore plus, et là les autres, bah nous, quoi, on s'est sentis très cons...

Qu'est-ce que c'est que cette histoire que Clémence me raconte ? Ça m'embrouille la tête...

— Alors après le cours on a demandé aux garçons ce que ça veut dire, « merci Jacquie et Michel », ils ont encore rigolé mais ils avaient aussi le regard gêné, ils regardaient à gauche et à droite, alors avec Léopoldine et Lilou, on a demandé à Google, et là...

— Attends, Clémence, attends. J'essaie de construire mon arbre de probabilités, et j'arrive pas à me concentrer avec ce que tu me racontes.

— Très bien, t'avais qu'à me le dire que ça ne t'intéressait pas. Je te laisse, j'aime pas embêter les gens.

Elle se tourne vers son cahier et ne dit plus rien. Ah, Clémence ! Quel caractère ! Je retourne à mon exercice et mais n'arrive pas à me concentrer. Qu'est-ce qui m'arrive aujourd'hui ? Qu'est-ce qui s'est passé en cours d'histoire ? Et si le cours était fini, qu'est-ce que je notais fébrilement sur mon cahier ?

Je ressors discrètement mon cahier d'histoire. Voyons voir.

« Feutre récupéré... parti communiste chinois... révolution culturelle... attention au bac blanc... »

Ah, voilà la fin des notes :

« Pour la prochaine fois, vous lirez le texte de la page 296. Ce sera tout, bonne journée... C'est une belle planète. Comme quoi la chimie à froid n'est pas mal non plus. Ça faisait longtemps que je n'avais pas vu autant de combinaisons différentes dans un seul endroit. Les formes de vie prennent un bel équilibre. Étrange comme les Humains s'acharnent à vouloir contrôler tout cet environnement qui se régule déjà lui-même. Étrange et intéressant. Cette expérience n'est finalement peut-être pas une si mauvaise idée... »

Je deviens dingue ou quoi ?

Brrr, brrr. C'est mon portable qui vibre. J'espère que la prof n'a pas entendu. Le plus discrètement du monde, je le sors. Un message de papa : « Tu diras à ta mère que je ne rentre pas ce soir. »

Les couloirs du lycée me donnent la nausée. Ce monde me donne la nausée. Je ne sais même plus de quelle classe je sors, c'est à peine si je sais où je suis. Tiens, voilà Tom qui s'approche. Il vient sans doute pour l'exposé d'allemand.

— Tiens, Augustine, salut. Je viens te dire, pour l'exposé d'allemand...

Je l'observe sans rien dire, je n'essaye même pas de réprimer un rictus de dégoût.

— En fait, j'ai pas fait ma partie, il va falloir qu'on trouve une solution avec Julie...

— Tu déconnes, là. T'as pas fait ta partie ?

— J'ai pas eu le choix, j'ai été hyper occupé hier soir...

— Mais c'est pas possible d'être aussi con. Mais c'est pas POSSIBLE !

Je commence à lui donner des coups de pied et de poing. Il se couvre la tête des bras pour se protéger. Je défoule sur lui toute ma haine du genre humain.

— Mais t'es une vraie larve ma parole, pas capable de te sortir les doigts du cul pour accomplir la plus petite chose ! Espèce – de – petit – con...

— Augustine, tu arrêtes maintenant !

— Augustine, tu te calmes !

On me saisit les bras, ce sont d'autres élèves qui me bloquent, et moi je crie, et mon ventre me fait hyper mal, je n'arrive plus à respirer, tout devient noir, je tombe sur mes genoux, cherche ma respiration, et parviens finalement à vomir tout ce que contient mon estomac.

Journée pourrie.