Faustin et son père

Faustin

J'ai pris ma douche, me voilà revenu au lycée pour les cours de l'après-midi. Aucun de mes voisins de classe ne s'est formalisé de mes quelques heures d'absence de ce matin. J'ai retrouvé Anne-Marie pour quelques moments d'intimité dans le couloir du quatrième étage, on n'a pas été dérangés. Quelques heures de plus et me voilà sur le chemin de chez moi. L'occasion de m'asseoir sur le banc d'un parc, de ressortir la petite tête de weed qui me reste et d'entreprendre le roulage d'un joint.

Ce petit cérémonial est précieux, j'y apporte une minutie incroyable. Effriter l'herbe, la mélanger avec le tabac, rouler un carton qui servira de filtre, joindre ensemble deux feuilles de papier à cigarette dans lesquelles on cale le carton et le mélange, enrouler précautioneusement le papier autour, humecter le bord de la feuille avec la langue, souder le tout. Chaque étape doit être suivie scrupuleusement, religieusement. Voilà ce qu'a permis notre civilisation : l'établissement de protocoles techniques permettant de plier notre environnement à nos besoins. L'humanité a d'abord découvert les effets du tabac et du cannabis. Ensuite, il a fallu créer le papier à cigarette et les allumettes : autant d'inventions parfaitement adaptées au but qu'on s'est fixé. Le monde est bien fait, et toute cette technologie a permis l'avènement du summum pratique : le joint est facile à tenir dans la main, à allumer et à fumer. Le principe actif, porté par la fumée, arrive dans les poumons et passe dans le sang à une vitesse record, puis est entraîné au cerveau tout aussi rapidement, où ses effets psychiques se font ressentir. Quelle suite d'étapes admirables, chacune bien à sa place dans la chaîne des causes et des conséquences !

L'album Mezzanine du groupe Massive Attack dans mes oreilles, le chemin du retour me laisse reconnaître que chaque chose dans le monde est parfaitement à sa place. Les voitures roulent sur le bitume de la chaussée, brûlent leur carburant, émettent leurs gaz polluants. Les arbres absorbent la lumière du soleil et une partie des gaz polluants (mais pas tous). Les gens rentrent de leur travail, à pied, en vélo, en voiture, choisissant leur moyen de transport selon la distance à parcourir et leur statut social. Le trottoir est jonché de matières organiques (crottes de chiens, feuilles mortes) et de matières inorganiques (gobelets en plastique, prospectus) qui ne seront pas assimilées par leur environnement, mais devront être traitées par des services spécialisés. Notre civilisation a créé un écosystème en équilibre dynamique, au bord du gouffre en permanence, et c'est très bien comme ça. À quoi bon se formaliser de toute cette pollution, puisqu'elle est indissociable de nos plus belles avancées ? Je veux bien parier qu'au Moyen-Âge les cours d'eau étaient davantage pollués qu'aujourd'hui, les tanneurs rejetaient leurs déchets chimiques dans les rivières. Le monde est déséquilibré, tout est bien.

Me voilà devant chez moi. La porte s'ouvre sans la clé : mon père est là. Il est en train d'éplucher du courrier, des factures, ce genre de choses. Il ne redresse même pas son crâne rond et dégarni pour m'adresser la parole.

— Faustin. J'ai reçu un appel du lycée. Tu n'étais pas en cours ce matin ?

Je ne me démonte pas.

— Il fallait que je prenne une douche à la maison, je n'avais pas eu le temps ce matin, réponds-je mécaniquement.

— Une douche ? Ils t'ont laissé partir pour une douche ? fait-il, incrédule, mais continue à étudier un courrier de près.

La situation est ubuesque. Je ne vais pas expliquer à mon père ce qui m'est arrivé. C'est trop débile. Alors je lance :

— M. Charles m'a laissé partir quand il a compris que j'avais des problèmes familiaux.

Silence.

Il a relevé son visage vers moi, j'essaie de ne pas trop le regarder en face.

— Des problèmes familiaux ? Mais de quoi tu parles, tu lui as raconté quoi à ce M. Charles ?

Il fait semblant de ne pas comprendre ou quoi ? Je rétorque :

— Il a compris que je dois vivre sans personne pour s'occuper de moi.

La parole vraie, c'est comme un ruisseau de montagne. Soit elle coule tous les jours à un débit régulier, soit on construit un barrage pour l'arrêter et emmagaziner de l'énergie sur une longue période. Tôt ou tard, il faut ouvrir le barrage et libérer l'énergie. Cette analogie me vient en tête aussitôt que je viens de prononcer ces derniers mots, et avec cette analogie la prise de conscience soudaine que j'ai un barrage plein d'eau.

Mon père ne laisse rien voir du choc éventuel qu'il a subi. Il reste égal à lui-même, toujours doux, toujours mou-du-genou.

— Tu n'exagères pas un peu ?

Et merde, il recommence ! Il faut toujours qu'il minimise ce que je ressens, et chaque fois ça augmente la hauteur du barrage, ça retient plus d'eau. Mais je ne me laisserai pas faire, quitte à exagérer.

— Je sais pas, c'est exagéré de dire que t'en as rien à foutre de moi ?

— Et bien, oui, un peu.

— Et c'est exagéré de dire que tu as l'air mort depuis que maman est partie ?

J'ai touché une corde sensible, je le vois frémir un peu, puis tout de suite se rassembler. Il pose les deux mains sur la table et me regarde maintenant avec plus une attention qu'il ne m'avait jamais accordée jusqu'à présent. Rageur, je vomis ma rancœur.

— Je ne te vois ni rire ni pleurer. Tu pars faire tes cours comme un ouvrier part à l'usine. Quand tu es là, tu lis tes bouquins, regardes Arte et cultives ton potager. Mais dans tout ça, tu es où ? Tu ne m'as pas regardé depuis des années. J'ai l'impression que tant que je suis sur le même chemin que toi, je reste invisible à tes yeux. Et quoi, je vais aller en fac d'histoire-géo, devenir prof, me marier, divorcer, pour finir par élever des laitues comme un vieux con ? Tu crois que j'ai envie de ça ?

Il me regarde sans s'énerver. J'aurais préféré qu'il s'énerve. Mais il reste désespérément calme, si incroyablement attentif. Il réfléchit à tout ce que j'ai dit comme un joueur d'échecs contemple le dernier coup de son adversaire. Méthodiquement, il analyse, puis trouve son coup :

— Mais qui t'obliges à devenir prof comme moi ?

— Oui ! Non ! Je sais pas ! Ça a l'air d'être un truc automatique, comme s'il n'y avait pas d'autre choix que ton exemple. Mais ton exemple est pourri, j'en peux plus de te voir te fossiliser, de me dire que je prends le même chemin ! Et sans même m'en rendre compte !

Il a enlevé ses lunettes, en mordille un bout et me jauge, comme si j'étais l'une de ses cartes historiques et qu'il m'étudiait à fond. Il rétorque :

— Mais qu'est-ce qui t'oblige à faire pareil, c'est ça que je ne comprends pas. Si tu ne veux pas faire comme moi, alors, je te demande : qu'est-ce que tu veux faire ?

— Je sais pas ce que je veux faire ! Je veux juste avoir l'impression d'exister. Que tu penses à moi. Qu'on fasse des trucs !

— Et bien. Quels trucs veux-tu qu'on fasse, Faustin ?

— Mais je sais pas, moi ! Des trucs normaux ! Des sorties à la plage, des week-end chez la famille, un voyage à Aix-la-Chapelle !

— OK. On ira à Aix-la-Chapelle, admet-il.

C'est tout ? Je m'exclame :

— C'est tout ? Voilà ce que tu retiens de tout ça ? Aix-la-Chapelle ? Et qu'est-ce que tu fais de moi, t'en as rien à foutre de tout ce que je t'ai dit ?

Il baisse les yeux, non par gêne, mais pour réfléchir. Il passe un petit moment comme ça, suffisament pour me mettre mal à l'aise. Et puis, il fait quelque chose qu'il ne fait jamais normalement. Laissant la table sur sa droite, il fait quelques pas vers moi, et me parle dans les yeux, calmement. Nous faisons la même taille.

— Faustin, je comprends que ça ne doit pas être facile de grandir sans maman et que je ne suis pas très présent pour toi. Au point où tu en es, je pourrais te décrire à quoi ressemble ma vie, je pourrais te parler de mes faiblesses, des mes questionnements et de mes peurs, de celles que j'affronte en cultivant mes fameuses laitues. Ça ne serait peut-être pas passionnant. Tout ceci n'est pas toi. Tu es libre de choisir la vie que tu veux mener, totalement libre. Et moi, je ne peux pas te montrer qui tu es vraiment, c'est à toi de le découvrir. Tu dois affronter la vie toi-même, avec toute ta liberté. Tu t'apercevras peut-être que cette liberté est terrifiante, et tu comprendras alors peut-être pourquoi je vis comme je vis. Et peut-être pas.

— Mais toi, tu ne peux pas juste m'apprendre à vivre ?

Les larmes me montent aux yeux. L'allégorie du barrage n'est pas inapropriée.

— Je viens de te dire que non. Je sais que dans ton monde, il y a d'un côté les enfants et de l'autre les adultes. Du haut de mes 45 balais, je peux te dire que l'âge adulte est une vaste blague. Il n'y a pas d'adultes. Notre société n'a pas de rite de passage pour t'initier, c'est pour ça que tu es en colère. Tu cherches quelque chose qui n'existe pas. Je suis désolé.

J'ai envie de pleurer, d'ailleurs je suis en train de pleurer.

— Mais alors je fais quoi, moi ?

— Tu cherches, Faustin, tu cherches. Qu'as-tu appris aujourd'hui ?

— J'ai appris qu'il faut utiliser du savon quand on prend une douche.

— Bien. Et qui te l'a appris, sinon toi-même ?

Quand je ne sanglote pas, je respire, et quand je ne respire pas, je sanglote. Mon père s'est déjà retourné pour finir de ranger le courrier sur la table. Sans lever les yeux, il lance :

— Quelle date t'arrange, pour Aix-la-Chapelle ?