Convaincre le père de Jacob
Augustine
Le père de Jacob nous laisse entrer. Soulagement. Avec Faustin on avait peur de se faire claquer la porte au nez. Quelle idée de venir à cette heure, aussi.
La mère de Jacob a l'air moins enchantée, nous ne faisions pas partie de son planning. Mais elle nous conduit tout de même dans la cuisine, qu'elle finit de ranger en même temps qu'elle met de l'eau à bouillir. Pendant qu'elle échange quelques mots avec son mari, Faustin et moi restons plantés là, incertains. Alors j'examine la maison. C'est une vieille bâtisse, qui a été retapée plusieurs fois au cours de son histoire, j'imagine. Le couloir de l'entrée est plein de bois, du parquet à l'escalier en passant par la commode, le banc où on se chausse, les porte-manteaux. Les murs sont tous différents. Sur certains, la pierre apparaît, d'autres sont couverts d'un papier peint impeccable. La cuisine est design comme un catalogue ikéa, mais ses murs sont couverts de dessins d'enfants, de posters fleuris, de calendriers, de tableaux. Le frigo croule sous ces magnets qu'on trouve dans les paquets de céréales.
Le père de Jacob remplit des tasses d'eau chaude, on choisit nos sachets de thé, et on le suit dans le salon. Là encore, mélange d'ancien et de moderne. Des canapés et fauteuils qui paraîtraient démodés même chez Emmaüs. Un tapis magnifique. Une télé grand écran mais pas hyper moderne non plus. Des murs couverts d'étagères qui débordent de bouquins. Des cahiers de coloriage qui traînent par terre, sans doute à la sœur de Jacob. L'ensemble est confortable. Vivant.
M. Mlynikowski s'installe dans le fauteuil, Faustin et moi on se cale sur le canapé, qui grince sous notre poids. On pose nos tasses chaudes sur la table basse, et j'ai le même problème que toujours : une fois le thé infusé, qu'est-ce que je ferai du sachet ? Mais pour le moment, nous avons des soucis plus graves. Notre hôte fait une de ces têtes ! Il donne l'impression que son fils est déjà au cimetière. Son regard noir est fixé sur un point qui nous semble inaccessible. Faustin rompt le silence et j'avoue qu'il parle bien.
— Monsieur, ce que je vais vous dire va vous paraître incroyable, mais c'est ce qui nous est arrivé. Le jour de notre malaise, celui où Augustine, Jacob et moi avons été emmenés à l'hôpital, nous avons été pris d'hallucinations. À notre réveil, nous sommes rentrés dans une transe collective, dont nous ne nous sommes pas remis au même rythme. Comme Jacob est encore à l'hôpital, nous nous sentons solidaires de lui. Aujourd'hui, nous aimerions le rencontrer.
— Aujourd'hui ? À cette heure-ci ? Il n'est pas un peu tard ? qu'il rétorque.
Mais qu'il est chiant ! Faustin se reformule, bla bla bla, pas aujourd'hui même, ces prochains jours, bla bla bla. Mais l'autre reste de marbre, Faustin est désarçonné. Je prends la parole.
— Bon, écoutez, je comprends que vous soyez dans le mal parce que votre fils a pété un câble, mais vous allez pas nous faire la gueule par-dessus le marché !
Il lève la tête, incrédule. Je reprends :
— Nous-mêmes, on n'a aucune idée de ce qui nous arrive, et on espérait que vous pourriez nous aider à y voir plus clair. On a vu des trucs qui n'existent pas et ça nous met en vrac. Vous êtes psy, faudrait que ça serve à quelque chose !
Il me regarde, maintenant, et s'adresse à moi comme si j'étais incapable de le comprendre :
— Mon fils est en train de quitter la vie.
— Mais pas du tout ! On est passés par la même chose que lui et on n'est pas morts ! On est fous, sans doute, mais pas morts.
— Je ne dirais pas que nous sommes fous, intervient Faustin. Je pense qu'il nous arrive quelque chose qui dépasse notre compréhension du monde.
— Mon fils est fou, constate le père de Jacob, dévasté.
— Pas si on change de point de vue. Michel Foucault, dans son histoire de la folie à l'âge classique, explique que la folie est apparue avec l'émergence de la raison. Si on abandonne la prétention à la raison, on se défait de la folie comme maladie.
— Et si on suit le raisonnement de Canguilhem, on ne définit pas la maladie comme un éloignement de la norme, mais comme une souffrance. Que mon fils soit fou ou pas, il est en souffrance.
Je me sens débile quand ils parlent comme ça, et ça m'a l'air assez inutile. On n'avance pas concrètement. J'interviens :
— Ça ne nous sert à rien de blablater. Il faut sortir Jacob de l'HP et le mettre dans un environnement sécurisé, avec nous. On démêlera ça ensemble. Est-ce que vous pouvez le sortir de là ? C'est pour ça qu'on est venus.
— Je peux ramener Jacob ici. Les services de psychiatrie ont toujours besoin de libérer un lit. Mais que faites-vous du futur ? Il a fait une bouffée délirante aïgue. On pourra le stabiliser, mais il a une chance sur deux de plonger dans la schizophrénie.
— Une chance sur deux, ça vaut le coup d'essayer, décide Faustin.
— Et que comptez-vous faire au juste ?
Le père de Jacob lève les yeux vers nous. Son regard est dur, puis perdu. Il nous dévisage, la bouche ouverte comme un bébé, ça ne lui donne pas l'air malin. On dirait qu'il nous voit pour la première fois.
— Et qui êtes-vous ? Et pourquoi êtes-vous venus pour Jacob ? Comment le connaissez-vous ?
Faustin et moi échangeons un regard lourd d'appréhension. On s'est tout raconté dans la journée, avant de venir ici. Ça nous a pris du temps. Les hallucinations au lycée, mon passage à l'infirmerie, Faustin devant le CPE, mon altercation avec mon père, pfiouu... et les visions du dragon rouge. Rien que d'y penser, ça me donne le vertige. Le regard de Faustin me dit la même chose. Ça va pas être de la tarte.
On reprend chacun notre tasse pour boire une gorgée avant de parler (et merde, il a trop infusé, évidemment). Faustin se lance.
— Augustine, Jacob et moi-même, nous ne nous connaissions qu'à peine il y a deux semaines.
Un jour, ...
La récollection prends du temps (c'est M. Mlynikowski qui appelle cela une récollection). Il faut tout se raconter à nouveau. On refait du thé. Cette fois-ci, je mentionne les gens que j'ai frappés, Faustin ajoute des détails qu'il ne m'avait pas donnés (par exemple, sa mère est partie quand il était jeune, le pauvre, je comprends mieux sa tête d'asocial). Le père de Jacob devient hyper professionnel. Il prend note de tout, pose des questions super précises, me force à me souvenir de détails qui m'avaient échappés. Sa posture froide laisse place à de l'entrain, presque de l'amusement. Il lance des questions qui n'ont a priori pas d'intérêt, exige des réponses immédiates, relance des questions qui n'ont rien à voir. Faustin comprend :
— Vous nous testez ! Vos questions croisées sont là pour vérifier qu'on n'invente pas tout !
— Tu as deviné, sourit-il en montrant la paume de ses mains en signe de défaite.
Mais c'est qu'il est détendu !
— Et alors ? s'enquiert Faustin.
— Et alors, c'est tout bonnement incroyable, ce que vous dites correspond à ce que Jacob m'a raconté.
— Mais ça soulève une montagne de questions ! s'écrie Faustin. S'agit-il d'une expérience de télépathie spontanée ? Avons-nous été en contact avec un archétype de l'inconscient collectif jungien ? Sommes-nous sujets à une expérience religieuse ?
— Je n'en sais rien, admet M. Mlynikowski. Je devrais ressortir les travaux de Grof ou de Gurdjieff, on pourrait creuser. Ça serait passionnant.
— Oui, oui, oui !
Mais qu'est-ce qu'ils racontent encore ? J'explose :
— Mais vous êtes pas un peu tarés ! Je vous rappelle que l'objectif, c'est de sortir Jacob de l'hosto !
Ils se calment. Je continue :
— Et puis pourquoi vous vous prenez la tête comme ça avec vos délires métaphysiques ? Pas besoin de chercher aussi loin. Dans nos cours de français, on a vu qu'il y a deux types de récits surnaturels. Quand le surnaturel arrive dans la vie ordinaire, comme Dracula qui suce le sang des Londoniennes, c'est du fantastique. Quand le surnaturel fait partie du paysage, avec des magiciens, des licornes et tout, c'est du merveilleux. Jusque là, on vivait dans un récit fantastique. À partir du moment où on est tous d'accord sur les trucs surnaturels qui nous arrivent, on vit dans un récit merveilleux. On va pas chercher plus loin.
Silence de Faustin.
M. Mlynikowski me dévisage avec un grand sourire.