Faustin face au CPE

Je suis Mme Médiane jusque dans le bureau de la vie scolaire. Je croise ce type de ma classe, Jacob, qui en sort quand j'y rentre. Il fait une drôle de tête. Mais bientôt je n'y fais plus du tout attention, parce que voilà M. Charles qui sort de son bureau attenant, et qui m'aperçoit tout de suite. Il a les yeux écarquillés et me montre du doigt en disant :

— Faustin ! Et toi, qu'est-ce que tu as fait ?

— J'ai manqué un cours.

— On va voir ça ! Viens dans mon bureau !

Mme Médiane s'interpose.

— Je peux voir ça avec lui, tu sais.

— Je m'en charge ! Aujourd'hui c'est la journée ! Faustin viens par ici !

Et ben dis donc il n'est pas d'humeur. Ses gestes sont brusques, il se laisse tomber lourdement sur son fauteuil. Moi, je m'installe doucement sur une chaise de l'autre côté du bureau. Il me jette un regard vide, presque implorant, et me demande avec un étonnement mêlé de désespoir :

— Pourquoi as-tu manqué un cours, Faustin ?

— J'ai effectué un tri dans mes options, le cours ne s'est pas trouvé en priorité dans ces options.

— Qu'est-ce qui s'est retrouvé plus important que le cours ?

— De façon assez inattendue, il a absolument fallu que je m'isole dans les toilettes pour consulter l'article « savon » sur Wikipédia avec mon smartphone.

Il ouvre les yeux encore plus grands, si c'était possible.

— En quoi cela est-il plus important qu'un cours ?

— Monsieur, je me suis soudain rendu compte, passez-moi l'expression, que je pue. Il me fallait tirer l'affaire au clair.

— Tu viens de te rendre compte que tu pues ? Et pourquoi, parce que...

— ... Je n'utilise pas de savon. C'est ça.

Il détourne le regard et renifle l'air ambiant d'un air questionneur. Impossible d'interpréter sa réaction éventuelle.

— Et pourquoi Mme Médiane t'a-t-elle aperçu dans les couloirs ? Où allais-tu ?

— Monsieur, j'allais m'acheter du savon et m'en servir chez moi pour prendre une douche.

— Cela ne pouvait pas attendre la fin de la journée ?

— Je tenais à être parfaitement propre pour un rendez-vous galant cet après-midi, monsieur.

— Et comment cela se fait-il qu'on puisse arriver à ton âge sans savoir utiliser le savon ?

— C'est un mystère, que je ne m'explique pas autrement que par le fait que je vis sans maman depuis plusieurs années.

Il pose sa tête contre son dossier et ferme les yeux, comme s'il s'autorisait une pause après une longue journée de travail. Puis il les rouvre et tourne un peu la tête vers moi.

— Toi, au moins, tu as des réponses concrètes à mes questions, vraiment, ça change. Dis-moi, puisque que tu as réponse à tout... Qu'est-ce qui rend ta génération aussi dingue ?

— Je pense que c'est la contradiction profonde qu'il y a à vivre avec un corps d'adulte et un esprit d'enfant. Notre génération est en manque absolu de repères. Les institutions ne rassurent plus personne, les politiques mentent, les fanatiques tuent au nom de la religion, les acteurs les plus aimés cachent leur argent en Suisse, et pendant ce temps, nous autres lycéens devons rester assis huit heures par jour sur une chaise, à ne rien faire.

— Je ne comprends pas... c'était la même chose à mon époque. Quelle différence présentez-vous ?

— Les trente glorieuses sont finies, la guerre des idéologies n'a plus lieu d'être puisque le capitalisme a gagné. Nous n'avons plus d'idéal vers lequel tendre.

Il me regarde avec les yeux les plus intenses que j'ai jamais vus. Quelles pensées peuvent bien tournoyer dans le crâne de cet homme si mystérieux ? Que pense-t-il de moi ? Que pense-t-il de nous ? Qu'est-ce qu'il a bien pu vivre dans la journée pour me poser ces questions-là ? Je ne le saurai pas. Tout ce que je sais, c'est qu'il soupire, remet ses lunettes sur son nez, et se rapproche de son bureau.

— Il faudra que tu viennes ici plus souvent pour discuter avec moi, Faustin. Bon, en attendant, je te fais un mot. Tu vas sortir maintenant, acheter du savon, prendre une douche, et revenir pour 14 heures. Tu diras à tout le monde, y compris aux dames de la BVS, que tu as une raison familiale. D'ailleurs, c'est ce que je te marque sur le mot. Personne ne te posera de question.

— Je ne sais pas comment vous dire merci...

— Tu vois, Faustin, à la différence des autres élèves, tu es capable de parler en adulte et d'expliquer concrètement ce qui t'arrive. Si tu savais la maturité des autres quand ils se trouvent confrontés à l'autorité... Ah là là. Toi au moins, ça ne te viendrais pas à l'idée de fumer un joint avant de venir en cours, n'est-ce pas ?

— Heu... Non, bien sûr, évidemment que non.

— Bon, allez, file.

Je sors de là, passe devant les dames de la BVS, et m'enfuis par le portail du lycée.

Je n'arrive toujours pas à y croire. J'ai simplement répondu à ses questions, et il m'a laissé sortir ! C'est quand même incroyable ! Et pourtant, tout est clair. Pourquoi je suis sorti de cours, l'importance du savon, mon désir d'aller prendre une douche... jusqu'à mon avis sur les troubles de notre génération, il n'y a rien de ce que j'ai dit que je n'aie pas pensé entièrement. Tout est d'une clarté fondamentale. Normalement, je lui aurais menti, comme n'importe quel élève, afin de sauver ma peau. Ici, c'est au contraire l'honnêteté qui a payé. C'est la première fois de ma vie que ça m'arrive et c'est très étrange.

J'achète du savon dans un supermarché et rentre chez moi. Comme c'était ma mère qui s'occupait de moi et que je ne sais pas le faire, je vais demander à Google comment ça marche. Je tombe sur des tutoriels de femmes qui expliquent qu'il faut d'abord se brosser pour enlever les peaux mortes, passer cinq minutes au sauna, utiliser une éponge molle avec du savon au PH neutre, et appliquer de l'huile de rosemarin sur la peau après la douche. Maintenant je sais pourquoi les filles sentent aussi bon.

Je me contente de passer le savon sur mon corps mouillé, et ne peux m'empêcher de penser aux milliards de liaisons chimiques qui ont lieu au même moment. J'ai l'esprit clair et apaisé.