Le dénouement
Augustine
— Aide-moi à me lever, Jacob.
Il proteste, me dit que je dois me reposer, mais j'insiste. Il faut en finir. Difficilement, je rassemble mes jambes sous moi, il m'aide à me redresser et me soutient par le bras. Je m'appuie sur lui, d'une parce que j'en ai besoin, mais surtout parce qu'il est trop heureux de me fournir ce soutien. C'est parti pour le jardin. Je fais signe à Faustin de prendre l'œuf, il s'empresse.
Au milieu du jardin, on croise les nanas du futur. La Tesla est garée là-bas, à côté du même arbre, toujours amoché de la dernière fois.
— Salut les jeunes, ça va ?
On s'arrête là et on les laisse approcher. Ça me fait mal de me tenir debout, mais j'y tiens.
— Bon, les jeunes, c'est quoi l'histoire avec vous ? On a détecté une grosse dose d'anti-entropie par ici.
Faustin s'exclame :
— Mais on s'est déjà vus ! Vous êtes passés ici il y a un mois !
— Pour toi, jeune, c'est du passé, pour nous c'est du futur. Il est où ton T-shirt ?
Jacob explose :
— Écoutez, on sait que vous avez une aventure difficile avec votre dystopie totalitaire, mais ce n'est pas une raison pour être aussi condescendants !
Tout le monde se tourne vers lui.
— Désolé si on est mal parti, garçon, mais tu sais...
— Je m'appelle Jacob ! Lui c'est Faustin, et elle, c'est Augustine. Et vous, qui êtes-vous ! Vous êtes ici chez moi !
Ça les calme pendant un moment, les deux nanas du futur, avec leurs fringues pourries et leur air délavé. Même le gars couché sous la voiture, là-bas, a remarqué qu'il se passait quelque chose.
— Désolé, je comprends que tu as une journée derrière toi... Jacob. Moi c'est Gudrun.
— Élisheva, fait simplement l'autre qui tient l'instrument.
Elle le tient à bout de bras, sans le tourner vers nous, pourtant il grésille comme un compteur Geiger. Je comprends qu'on est arrivés à la fin. Au prix d'efforts non négligeables, je trouve moyen de faire quelques pas vers elles et prends la parole :
— Mesdames. Si je ne me trompe pas, vous cherchez une sorte d'anomalie entropique, c'est bien ça ?
— Ouais.
— Bon, tant mieux, on en a une pour vous. Faustin, passe-le moi.
Il me tend l'œuf, que je saisis dans mes mains. C'est lourd, c'est froid. La couleur me fascine, surtout les nervures rouges. On dirait une pierre précieuse. Dire que j'ai porté ça dans mon ventre !
J'étends le bras pour montrer ça à Gudrun, qui se penche, fascinée. Cette Élisheva amène son instrument tout près de l'œuf. L'instrument crépite, fait tout un tas de bip, elle préfère l'éteindre en disant simplement : « C'est ça ». Les deux femmes reculent un peu, se jettent des regards en coin, je garde le bras tendu. Le type de la voiture a rappliqué, il fait comme elles, il regarde l'œuf.
Pendant un moment, il ne se passe pas grand-chose, mon bras me fatigue.
— Bon, vous le prenez maintenant !
— Augustine, tu es sûre ? me font les autres.
— On va en faire quoi, nous, le mettre sur une cheminée ? Eux en ont vraiment besoin !
— Mais qu'est-ce que c'est ? demande Gudrun, fascinée. Aucune de nos prédictions ne parlent d'un œuf.
Jacob a accouru près de moi, il me tient encore les épaules. Je ne sais pas ce qu'il a depuis cette semaine, il a pris un rôle de super mec, c'est assez exagéré et un tantinet ridicule, mais ça me plaît. Souverain, il déclare :
— Prendrez-vous le thé avec nous ?
J'ai du mal à y croire, mais nous voilà tous autour de la table de la cuisine (le salon était un peu trop en vrac). Jacob, Faustin, Gudrun, Élisheva, le mécano (il s'appelle Shinji), et moi. À prendre le thé, OKLM.
Je tiens le coup. Élisheva m'a fait un check-up médical avec ses appareils hi-tech, m'a donné quelques pilules et m'a dit « t'inquiète ». Ça va beaucoup mieux, même si j'ai l'impression d'avoir du coton à la place des jambes.
J'écoute d'une oreille distraite Faustin qui pose ses questions, il ne comprend pas pourquoi on a rencontré les voyageurs temporels il y a un mois dans le passé, puisqu'ils nous avaient déjà rencontré ici, enfin aujourd'hui, et n'avaient pas besoin de remonter plus loin, que tout ça c'est paradoxal, bla bla bla. Il est touchant avec son air émerveillé et le T-shirt de rechange (trop petit) que Jacob lui a donné. Shinji éclate de rire, parle de boucles de Planck, de chemins décohérents, et d'autres trucs auxquels je ne comprends rien, et dont je n'ai honnêtement rien à faire.
Tout est fini.
Jacob leur pose des questions sur le futur, sur l'histoire des années à venir, Élisheva lui rétorque que rien n'est vraiment sûr, l'anomalie entropique risque de modifier notre présent en même temps que leur réalité, enfin le futur, sera modifié... mais ça, pareil, je m'en fiche pas mal.
Tout est fini.
Gudrun est beaucoup plus sympa depuis que Jacob lui a raconté notre histoire, en entier, patiemment. J'ai du mal à croire que tout ça s'est vraiment passé, et pourtant l'œuf est là sur la table pour me le rappeler.
Gudrun m'a expliqué que l'œuf a un rapport au temps différent du nôtre, c'est pour ça qu'il s'est développé si vite dans mon ventre, et qu'en voyageant vers le futur, il va sans doute mûrir et même éclore à l'arrivée, mais ça aussi, je m'en fiche.
Tout est fini.
Et puis, cette tisane tilleul-menthe est super bonne. J'ai pu enlever le sachet à temps, elle a infusé juste assez. Quand même, par curiosité, je demande :
— C'est quoi, le sens de la vie ?
Le silence se fait d'un seul coup, tout le monde tourne la tête vers moi, même Faustin lève la tête de ses papiers où Shinji a crobardé des formules scientifiques.
— Attends, Augustine, tu déconnes ! fait Gudrun. Aujourd'hui vous avez sauvé l'humanité entière.
L'air de rien, je reprends une gorgée de tisane, satisfaite.
— Bien. Je m'en contenterai.
Après une longue promenade autour de la baraque (ils sont fascinés par l'absence de caméras partout), on les raccompagne à leur Tesla. Les filles rangent l'œuf dans une boîte spéciale, pleine de fils. Pour nous remercier, elles nous donnent de l'or. « Ça a de la valeur à toutes les époques sauf à la nôtre ! » qu'elles disent. C'est sûr que ça va m'aider à payer mes études.
On doit enfin se dire au revoir, douloureusement. Gudrun me serre fort dans ses bras, elle me dit à voix basse :
— T'inquiète, ma fille. Un jour tu auras des enfants, ils seront magnifiques.
Faustin et Jacob sont super émus, ils essaient de ne pas le montrer. Moi je pleure tellement que je ne fais même plus attention. Nos amis remontent dans la Tesla, démarrent leurs machines, la voiture se met à prendre de la hauteur. Avant de fermer sa portière, Gudrun lance :
— Prenez soin de votre présent, les jeunes ! Désolé pour l'arbre !
L'éclair de lumière, le silence.
Nous retournons à notre quotidien. Je raconte à Clémence et Amélie que j'ai fait une fausse couche, que Jacob m'a beaucoup soutenu. C'est vrai, d'un certain point de vue. L'écoute et la douceur dont elles font preuves envers moi sont les mêmes que si elles savaient toute l'histoire.
Mes parents divorcent sérieusement. Ma mère affronte mieux la vie maintenant qu'elle culpabilise moins d'être peu disponible. Elle a a vu que je me débrouille seule, que je suis entourée.
Jacob va mieux, il s'est mis à porter de la couleur. Quand je viens manger chez lui, ses parents sont adorables avec moi. J'ai l'impression de recevoir un amour parental qui m'a toujours manqué.
Faustin passe son temps à lire et à potasser des trucs plein d'algèbre. Il veut se réorienter et faire un bac scientifique, c'est vraiment n'importe quoi.
Nous nous voyons régulièrement, tous les trois, nous jouons aux cartes. Plus jamais la question du sens de la vie ne s'est posée entre nous. Ça ne se dit pas, ça se vit.