Les conséquences

Augustine

Je suis la première à me souvenir que j'ai un nom. Jacob se réveille de la transe un peu après moi. Il me regarde effaré, comme s'il avait fait quelque chose de mal pour se retrouver entre mes jambes comme il est. Je le rassure d'une caresse sur la joue. Je suis une femme. Je sais qu'un homme est tourmenté là où une femme ne l'est pas, et inversement. Je l'attire à moi, amène sa tête entre mes seins, caresse doucement ses cheveux. À l'écoute des battements de mon cœur, il se calme, respire plus doucement.

Faustin se rapproche, saisit doucement la main de Jacob, puis la mienne. Rien ne se passe, sinon le contact d'une personne amie. Il n'y aura plus de télépathie désormais. Après cette brève enquête, Faustin nous laisse.

Je suis une femme. J'ai un homme. Si je m'y attendais ! Qu'est-ce qui s'est passé dans ma vie pour en arriver là ? Observer le plafond ne m'éclaire pas vraiment là-dessus, mais les mots que nous avons eus pour Abdalahad me reviennent :

« Pense plutôt à vivre pleinement l'instant présent. »

Mon instant présent ressemble à ceci : je viens de faire l'amour pour la première fois de ma vie, je suis morte au passage, me voilà ressuscitée, allongée dans le salon d'une baraque géniale avec un garçon franchement pas moche dans mes bras, on va pouvoir y passer encore deux ou trois jours avant de revenir à une vie plus normale.

Et c'est quoi, une vie normale ? Qu'est-ce que je veux en faire, de ma vie ? Encore des questions ! Oh, marre, des questions. Elles arrivent que je le veuille ou non, je peux aussi bien être confiante qu'un jour les réponses viendront, et jamais de la manière que j'aurais imaginée.

Une meilleure question : qu'allons-nous faire aujourd'hui ? On pourrait se promener dehors, faire des courses, préparer un repas digne de ce nom, jouer aux cartes. Parlons un peu à notre homme.

— Ça va, Jacob ?

Le garçon grogne et geigne un peu, accablé qu'il est.

— Je n'arrive pas à croire qu'on ait fait ça, fait-il plaintivement.

Je parcours de mes doigts ses cheveux mi-bouclés.

— J'admets qu'on a un peu grillé les étapes. J'aurais bien voulu sortir un peu avec toi d'abord. Mais il est toujours temps, tu sais.

— Tu veux vraiment sortir avec moi ? sort-il dubitativement, la voix étouffée par mon sein gauche.

Je prends un ton assuré.

— Ça serait bien. Sinon je crois qu'on serait traumatisés par la brutalité de l'expérience. Seulement si tu veux, bien sûr. Tu sais que je te trouve beau gosse ? Évidemment, tu es légèrement bizarre à t'habiller en noir comme ça... mais j'ai un peu appris à te connaître.

— Moi je t'ai toujours trouvée superficielle en te croisant au lycée...

Sympa le garçon. Je m'en souviendrai de celle-là.

— ... et je t'ai désirée dès que je t'ai vue dans ma chambre. Ça fait deux jours que je fantasme sur toi.

Et ben.

— Tu es la personne la plus courageuse que je connaisse, continue-t-il. Tu as eu le cran de venir chez moi pour convaincre mon père de me sortir de l'HP. Tu es la première personne à m'avoir jamais demandé pardon, à me désirer comme ami.

Ce garçon me dit ce qu'il pense, c'est plutôt pratique. Je ne sais pas ce que ça donnera, lui et moi, mais allons. L'heure est à faire connaissance. Je lui saisis le visage, amène ses yeux incertains près des miens, l'embrasse, et lui dit :

— Fais-moi l'amour, beau gosse.

Faire l'amour nous demande pas mal d'attention, à tous les deux, mais je tiens à ce qu'on redevienne maîtres de nos corps. Il aurait été bien trop difficile de se côtoyer normalement après l'expérience que nous venons de traverser.

Ça n'est ni magique ni transcendantal, plutôt l'occasion de dialoguer, d'apprendre à se connaître, maintenant qu'on est nus l'un devant l'autre. Jacob est hésitant, je suis entreprenante. On prend notre temps, on discute sur tout. Par exemple, il n'aime pas l'idée que ce soit à lui de me faire l'amour, ça lui donne trop de responsabilités, aussi convient-on que c'était nous, ensemble, qui faisons l'amour. Il est précautionneux, je deviens confiante. C'est largement moins fou que juste avant, mais je ne suis plus très fan des expériences extrêmes. Et puis ça devient franchement agréable, je suis vraiment bien avec lui. Il finit un peu tôt à mon goût, mais il dit que c'est parce que je suis trop belle, ce qui n'est pas pour me déplaire.

Je suis une femme, c'est dingue. Lui assume difficilement d'être un homme, mais j'imagine qu'on a du temps devant nous.

Quelque temps plus tard, nous retrouvons Faustin, tranquillement installé au jardin, plongé dans un livre. Il lève vers nous des yeux sereins. Rien ne semble le perturber, ce gars-là. Mon Dieu, comment aurait-on fait sans lui !

— Alors ! lance-t-il joyeux. La suite du programme ?

Nous passons la journée à se balader dans la campagne, tous les trois. Le samedi arrivé, Faustin invite sa copine. Deux jours de plus passés à se reposer, à vivre simplement. Les seules péripéties consistent à cuisiner, manger, se promener, passer du temps au soleil. Avec Jacob, on fait l'amour et on discute, nus l'un contre l'autre. Il s'émerveille de mon corps, s'amuse de nos différences. On blague beaucoup sur la sexualité, galvanisés par notre découverte. Le monde des adultes ne nous effraie plus. Nous l'avons conquis et le réclamons désormais pour nous, souverains de nos corps.

Un mois plus tard

Putain de bordel de merde de saloperie d'expérience cosmique de mes deux. Madame Menstrue n'est pas venue me mettre son coup de latte dans l'utérus ce mois-ci. Assise sur mes chiottes, mes chiottes souveraines où rien ne me dérange, je regarde avec des yeux vides ce test de grossesse qui me nargue avec son signe plus. Je me prends la tête dans les mains.

Personne ne m'avait prévenue que ma première fois serait peut-être la meilleure de toute ma vie à cause d'une transe induite par une entité interdimensionnelle. Je l'avais prévue, ma première fois. J'attendrais qu'un beau mec s'intéresse à moi pour ce que je suis, je ferais en sorte de bien le connaître, je l'amènerais dans ma chambre, mais surtout, surtout, je ferais gaffe à ce qu'il ait des capotes et qu'il sache s'en servir. Et comme des cons, ni Jacob ni moi n'avons pensé à ça, même la première fois passée. Ça ne nous est pas venu à l'esprit. Pas une seconde. C'est bizarre maintenant que j'y pense. Un mois durant, et pourtant on a couché ensemble, ça c'est sûr.

J'appelle Jacob. C'est mon mec après tout. Il décroche :

— Bonjour beauté ?

Il m'appelle comme ça depuis qu'on est ensemble, sur le coup ça a le don de m'énerver.

— Salut beau gosse. Est-ce que tu t'es rendu compte qu'on n'a jamais songé au mot « contraception » depuis qu'on baise ?

Il ne répond pas de suite.

— Quoi, contraception ?

— Tu sais, contraception, comme dans pilule, stérilet, préservatif.

Finalement il embraye.

— Contra, contra quoi... mais tu... quoi... Oh putain merde, merde, merde, merde...

Il a compris.

— Merde, qu'est-ce que tu vas faire ?

Je reçois cette réplique comme un coup de pioche dans les gencives. Je l'aime bien, Jacob, il est mignon et gentil comme tout avec moi, mais niveau matûrité c'est un branquignole de première. Je lui dis que je suis enceinte et tout ce qu'il me dit, c'est « Qu'est-ce que tu vas faire ? ». Il a un sérieux problème de perspective, ce garçon. N'importe qui de sensé aurait dit « Qu'est-ce qu'on va faire ? ».

Si ça n'était que la première connerie qui sortait de sa bouche, ça passerait encore. Mais Jacob a le don de m'énerver par tout un tas de maladresses qui me mettent en rogne. Souvent, quand je lui raconte mes histoires, par exemple que ma mère a enfin entamé une procédure de divorce, il fait une tête débile et me sort des platitudes du genre « Ça doit être dur à vivre ». Il n'a pas compris que ce divorce est la meilleure chose qui soit arrivée dans ma famille depuis des années. Je lui ai raconté des tonnes de fois que mes parents ne s'aiment pas, mais ça n'est toujours pas rentré dans sa petite caboche de catho privilégié.

— Jacob, il est temps que tu me dises. Est-ce que tu es vraiment con ou est-ce que tu fais juste très bien semblant ?

— Mais pourquoi tu me parles sur ce ton ?

— Après tout ce qu'on a vécu et tout ce qu'on continue de vivre ensemble, tu restes un cas social, Jacob, un vrai cas social !

Je raccroche, et bam! je chiale. Un jour j'ai observé des limaces. Une limace, ça rampe et ça trempe le sol. Je suis devenue une limace.

Ça fait du bien de pleurer mais ça ne suffit pas encore. J'appelle Clémence, qui est mon amie depuis le collège et que Jacob trouve superficielle. Superficielle, mon cul. Elle au moins, elle m'écoute pleurer, et quand je mentionne le test de grossesse, je n'ai pas besoin de me reformuler, parce qu'elle n'est pas : conne. Elle a : compris. Quinze minutes plus tard elle est chez moi avec Amélie. Encore une fille superficielle, ouais va te faire foutre Jacob. Amélie s'est faite violer à quinze ans et a du se faire avorter, mais ça tu ne le savais pas, hein, crétin ? Moi non plus, je ne le savais pas. Je ne m'étais jamais vraiment intéressé à Amélie. J'en suis désolée maintenant, je regrette tellement, je suis une personne horrible... vlan, revoilà la limace. On se retrouve à trois sur mon lit, elles me tiennent les épaules en me regardant pleurer, je déverse toutes les larmes de mon corps à chaque fois qu'elles mentionnent le futur. Quand j'ai fini de pleurer, elles m'ont convaincu de renouer le dialogue avec Jacob, à défaut de toute autre décision. Ça va un peu mieux. On fait la soirée ensemble en mangeant des glaces devant l'intégrale de Twilight. De vraies copines.