Faustin
Encore un lever laborieux pour Faustin Vaultier (c'est moi). Le réveil sonne douloureusement, je l'éteins tout de suite, me redresse dans mon lit et m'accorde quelques instants pour décanter. Je vais ouvrir le vélux de ma chambre, l'air froid vient lécher ma peau. Je n'aime pas beaucoup cette peau, je la trouve trop ronde, lui trouve trop de plis. Je m'empresse de la recouvrir des habits de la veille : un pantalon de velours délavé et une chemise débraillée dont le col dépasse de façon anarchique d'un pull rouge un peu miteux. Là-dessus, j'enfile mes chaussures, qui étaient posées à côté de mon lit. Toute ma routine matinale consiste à me préparer à aller en cours sans sortir de ma chambre. De cette manière, me voilà tout prêt à partir, assis sur mon lit. Je n'ai plus qu'à saisir la petite pipe en bois posée sur ma table de nuit, la bourrer de tabac et d'herbe de cannabis, la démarrer avec une allumette (c'est plus fiable qu'un briquet), tirer dessus avec l'art conféré par l'habitude, et j'ai plusieurs minutes de confort pour me préparer effectivement à ma journée.S Je contemple la mosaïque de gouttes d'eau qui perlent sur mon vélux. J'ai l'esprit vide.
Ensuite, je n'ai qu'à me lever de mon lit, saisir mon sac criblé de badges de groupes de rock, sortir de ma chambre, descendre l'escalier, traverser le salon et la cuisine vides, sortir. Les effluves de cannabis s'échapperont par mon vélux pendant la journée. De toutes façons, mon père est prof de fac (il enseigne l'histoire mérovingienne), il n'est jamais là, et puis, il ne fait pas trop gaffe.
Parvenu dehors et lancé sur le chemin du lycée (j'ai quinze minutes de marche), je fourre mes écouteurs dans les oreilles et les connecte à mon smartphone.
Pétroushka, de Stravinski, par le Cleveland Orchestra dirigé par Pierre Boulez.
Les flûtes et les cordes chantent un hymne à la nature qui se réveille.
C'est parfait pour commencer la journée.
Les arbres poussent au ralenti.
Une brise légère chatouille les herbes folles.
Les oiseaux dansent la ronde, se font la cour.
Me voilà plus près du centre-ville. L'occasion de méditer sur le sens de notre civilisation.
C'est vraiment particulier de voir à quel point nous sommes tributaires de notre passé, malgré ce qu'on appelle le progrès.
Notre pays dépend toujours d'un pouvoir centralisé, héritage des Rois de France et de leur monarchie absolue.
Deux cents ans de cafouillages politiques, entre révolutions, empires, monarchie restaurée, républiques à foison et guerres en pagaille, n'ont en rien ébranlé la toute-puissance de Paris sur la Province.
Outre-Rhin, la politique allemande ressemble encore au Saint-Empire, complètement décentralisée.
De notre côté, le baccalauréat auquel je me prépare me permettra d'étudier partout en France.
De l'autre côté, un Allemand qui passe son Abitur à Brême ne pourra pas étudier à Munich.
Je suis élève dans un lycée qui est l'exemple même de l'héritage de Napoléon, ce qu'il a appelé les « masses de granit ».
Des institutions fortes pour un État fort.
Légion d'honneur, franc germinal, préfectures, baccalauréat, banque de France, et lycée bien sûr.
Tout ça, c'est du despotisme éclairé.
Nous sommes les fiers héritiers d'une dictature qui a écrasé ce qui fait nos valeurs nominales.
Liberté, égalité, fraternité, ça ne nourrit pas son peuple.
Pouvoir central tout-puissant, élitisme et entre-soi, voilà qui est mieux.
Nous sommes vraiment dans une société schizophrène.
Comme le dit Machiavel : « En politique le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal. »
On l'aura compris, mon truc à moi, c'est l'histoire et les intellectuels. Je passe mon temps à lire des bouquins qui parlent de choses qui n'intéressent personne. Lao-Tseu, Clausewitz, Hemingway, Soljénitsyne, Watzlawick, tous des gens hyper conscients de leur époque. Pour comprendre l'actualité, il faut connaître le passé. Et remettre les choses dans leur contexte, toujours remettre les choses dans leur contexte. Aller chercher la source, l'origine des évènements.
Le souci, c'est que ce temps passé à lire, je ne le passe pas à apprendre mes cours. Il n'y a qu'en histoire où mes notes dépassent vraiment de la moyenne, et l'allemand à la rigueur. Le reste du temps, je fais preuve d'une nullité enthousiaste.
Me voilà arrivé.
Dans la cour du lycée, je retrouve ma copine, Anne-Marie, que j'apprécie pour sa franchise et qui me supporte malgré mes sales habitudes : pas de sport, peu d'hygiène, assez mutique en société.
Anne-Marie, elle est géniale, elle voit au travers de mes apparences d'intello défraîchi et mal rasé.
Si ce n'était elle et la weed, je n'aurais vraiment aucune motivation pour venir au lycée.
Je suis bien parti pour redoubler ma première L, et ça ne me dérange pas vraiment.
En fait, ma petite vie me convient, du moment qu'elle ne m'oblige pas trop à changer.
Me voilà en cours de philo. L'exemple typique qui illustre ce qui ne va pas avec moi. Le cours me passionne, j'adore écouter le prof, un certain M. Immanuel (le prénom de Kant... qui a dit « prédestination » ?). Cependant, je ne relis jamais mes notes pour me les approprier, je ne me base que sur mes ressentis pour rédiger mes dissertations, ce qui fait que je n'ai jamais la moyenne. Le prof me rend la copie du dernier devoir surveillé, justement, et me réclame de la rigueur, toujours plus de rigueur. Je range ma copie mal notée et j'attends que le cours se passe.
Le midi, à la cantine, je m'assois tout seul dans mon coin (Anne-Marie et moi n'avons pas la même heure de pause ce midi), et poursuis ma lecture du Nouveau Testament. Je m'y suis mis il n'y a pas longtemps, c'est du bon storytelling. L'histoire de Jésus a été parfaitement mythifiée : on garde la naissance miraculeuse, les années de prêche, la mort et la résurrection, et tout le reste, on le bazarde, ça ne sert à rien pour la portée religieuse. J'en suis aux Actes des Apôtres, en ce moment. Le passage du monde sémite au monde héllénistique est décisif pour comprendre notre civilisation. On a récupéré le Dieu Unique des Hébreux, mais sans le bien-faire de la Torah : mieux vaut le bien-penser de la culture greco-latine. La doctrine chrétienne a décidément été un vrai progrès pour unifier le monde civilisé autour de la méditerrannée. Et tout ça par le biais d'un illuminé qui s'appellait Paul. C'est mythifié, bien sûr, c'est mythifié. Du beau boulot de légitimation historique, tout aussi bon que l'histoire de la sortie d'Égypte et du Grand Israël.
Une voix au loin derrière mon épaule :
— Nan, je veux pas m'asseoir par là, ça pue.
Je tourne la tête et aperçois des élèves qui poursuivent leur chemin après être passés près de ma table. Ont-ils dit ça seulement pour m'insulter, ou est-ce que je pue vraiment ? Je ne sais pas trop. Je ne peux pas savoir. Je n'aime pas trop me confronter à mon corps, qui ne correspond aucunement aux canons de la beauté. Parfois, je m'en veux vraiment, je me prends à me détester moi-même, et je me demande vraiment ce qu'Anne-Marie peut bien me trouver. À elle, je pourrais demander si je pue ou pas. Et elle me répondrait avec beaucoup de tendresse. Mais je n'ose pas, j'ai vraiment trop honte de moi. Elle et moi, nous avons des rapports chastes.
Parfois, je me dis que ma vie serait différente si ma mère n'était pas partie aux États-Unis pour vivre avec ce « life coach ». Un type qui fait payer les gens pour leur expliquer comment mieux vivre leur vie, être plus heureux. Et ben, s'il avait pu expliquer à ma mère que la meilleure chose à faire pour elle, c'était de ne pas partir vivre avec lui mais de rester avec sa famille en France... ma vie serait différente.