Faustin a un bug

Je croise Anne-Marie dans les couloirs, à la récréation. Celle-ci me passe les bras autour du cou.

— Faustin, mon cher Faustin, comment vas-tu ?

Je trouve délicieux comme elle s'emploie à utiliser les tournures les plus formelles pour s'adresser à moi. J'ai l'impression d'être un personnage de Molière.

— Je vais bien, je vais très bien, ma toute-belle. Encore mieux depuis cinq secondes, puisque je te tiens dans mes bras.

— Voilà un homme qui sait me chérir, je m'en trouve ravie. Sais-tu quand les auspices nous seront favorables aujourd'hui ?

— Je n'ai pas cours de quinze à seize. On pourrait s'arranger pour passer du temps au quatrième étage, ça te dirait ?

— Oh, oui, ça me dit beaucoup, cette perspective me susurre des mots doux à l'oreille.

— Pas aussi doux que ta voix, c'est certain.

— Oh, voyons, voyons...

Anne-Marie hasarde un regard en dehors de notre cocon, comme pour vérifier que notre intimité n'est pas trop exposée. Cette fille est magnifique. Elle est capable de dévorer un Tolkien le samedi et un big mac le dimanche, sans transition. Je me souviens l'avoir vue mimer des duels à mort avec ses petites mains, tenant des frites pour figurer les épées, des tranches de concombre pour les boucliers, et faire les voix par-dessus. « Pour le Gondor ! Númenor ! » J'en avais avalé mon sprite de travers et tout recraché par le nez. On a tellement ri ce jour-là ! C'était notre troisième rendez-vous.

Son visage est tout sage. Il prend cet air grave, étonné et attentif quand elle pose des questions, à croire que le sort du monde est en jeu. Ses cheveux blonds ruissellent de chaque côté de son visage, raides et peu disciplinés. Elle porte toujours quelque chose de particulier qui la distingue des autres. Aujourd'hui, c'est une chemise dont le col en bataille sort de son pull tel une gerbe d'écume. Elle porte une jupe, aussi, et des collants épais qui disparaissent dans des souliers. Elle a tout d'une petite fille, mais cette expression concentrée témoigne de sa maturité d'adulte en formation. Très régulièrement, je me demande ce qu'elle fait avec un type comme moi, et je redoute la réponse : elle-même a des défauts que j'ignore délibérément. Mais cet équilibre fonctionne très bien, du moins pour le moment.

— Dis-moi, très-chère, je voudrais te poser une question que je n'ose poser à qui que ce soit d'autre.

— Mais bien sûr Faustin. J'accueille ta confidence avec enthousiasme et curiosité.

— Eh bien, ce n'est pas facile à dire, mais... est-ce que je sens mauvais ?

— Ah, ça, je serais bien en peine de te répondre. Je souffre depuis ma naissance d'une malformation du nez qui me prive d'odorat.

— Quoi ? Ça existe ?

— C'est une longue histoire riche en péripéties, je te la raconterai un jour. J'ai eu affaire à quantité de médecins dans ma vie.

— Mais alors, il est possible que j'aie effectivement des odeurs !

— Quelle importance puisque je ne les sens pas ? Pour moi tu restes mon cher, mon très cher Faustin.

Et elle vient lover sa charmante tête blonde contre ma poitrine, tel un chat se frotte contre les jambes des humains (pour échanger les odeurs, d'ailleurs). Les rouages se mettent à tourner à toute vitesse dans ma tête.

— Anne-Marie... comment font les filles pour sentir bon ?

— Je ne sais pas très bien ce que signifie sentir bon, mais on se lave les cheveux avec du shampooing, on se nettoie le corps avec du savon, certaines filles mettent du parfum.

— Quand tu te laves... tu utilises du savon ?

— C'est cela même.

— Diantre...

Contre ma poitrine, les cheveux soigneusement shampooinés d'Anne-Marie continuent de se frotter avec lascivité. Je les embrasse amoureusement et fais mes adieux à cette chère tête blonde. Aussitôt, je décide de manquer le cours suivant, et vais trouver les toilettes les mieux isolées, pour sortir mon smartphone et demander à Wikipédia tout ce qu'elle peut me dire sur le savon.

« Le savon est un produit liquide ou solide composé de molécules amphiphiles obtenues par réaction chimique entre une base forte, spécifiquement l'hydroxyde de sodium ou l'hydroxyde de potassium, et un ou plusieurs acides gras. »

Moi qui suis une quiche en chimie ! Je vais chercher, un par un, chacun de ces mots. Amphiphile, base forte, hydroxyde de sodium, potassium, acide gras... Merde et merde, je suis une brêle, incapable de différencier un acide d'une base, mais je cherche tous ces mots-clés. Je n'y comprends pas tout, d'autres pages m'expliquent d'autres choses. Qui savait que Potassium se note avec la lettre K parce qu'en allemand et dans d'autres langues, on l'appelle kalium ? Le mot kalium vient lui-même de l'arabe « al qaliyah » qui veut dire : « la cendre des plantes ». Mais je m'égare.

Un fois que j'ai épluché tous les mots-clés sans les comprendre, je poursuis l'article.

« Son caractère amphiphile lui donne des propriétés caractéristiques, notamment la capacité de ses composants moléculaires à se placer à l'interface entre la phase aqueuse (solvant hydrophile) et la phase lipidique (graisse hydrophobe), la formation de mousse et la stabilisation d'émulsions utiles pour le lavage. »

Je m'accroche, j'épluche chaque mot. J'apprend ce qu'est une phase aqueuse, et une phase lipidique. Ça veut dire : à base d'eau ou à base de graisse. J'apprend ce qu'est une émulsion : c'est un mélange de deux liquides qui normalement ne se mélangent pas.

Donc, le savon permet d'assembler ce qui normalement se repousse. D'un bout, il accroche l'eau, de l'autre, la graisse. Ce qui fait qu'en se lavant à l'eau savonneuse, on s'enlève la graisse du corps.

Fascinant ! J'ignorais tout cela ! Je n'aime pas mon corps, je n'aime pas me voir nu dans la glace. Je ne me douche pas souvent. Quand je le fais, je me passe juste de l'eau sur le corps. Je croyais, jusqu'à aujourd'hui, que le savon était une sorte d'option facultative pour se parfumer. Tout est clair désormais. Je repose mon smartphone sur mes genoux et me met à songer, rêveur, à cette chimie dont j'ignorais tant jusque là. Dans ma tête, je visualise les molécules qui s'accrochent les unes aux autres. Je les vois très bien. C'est simple la chimie, en réalité. Après tout, la matière est faite d'atomes qui se ressemblent tous. Ils sont eux-mêmes composés des mêmes particules : protons, neutron, électrons... Ces particules sont à leur tour issues de particules plus petites encore, et ainsi de suite jusqu'à s'apercevoir que la matière n'est que de l'énergie réduite à une faible niveau de vibration. À l'origine, tout est énergie, ce n'est après le big bang que l'univers a commencé à se dilater, à se refroidir, à former de la matière, de l'antimatière, de l'énergie noire. Des forces colossales se sont déployées, des batailles cosmiques ont eu lieu entre matière et antimatière... La plus fascinante des forces en présence, c'est celle qui a conduit le coeur des étoiles à fabriquer les atomes dont notre planète et nous-mêmes sommes composés. La Terre n'est qu'une poussière d'étoile, et ce qui a contribué à la fabriquer, c'est cette énergie nucléaire démesurée, qu'on pourrait comparer au feu d'une créature mythologique aux pouvoirs immenses : un immense dragon rouge, puissant et majestueux...

Bip bip.

Je cligne des yeux. J'ai été pris d'une rêverie, c'est mon smartphone qui m'en a sorti, sa batterie est bientôt épuisée. Voyons, où en étais-je ? Ah, oui, du savon. Il faut m'en procurer au plus vite, et rentrer à la maison prendre ma première vraie douche depuis longtemps. Ce projet a une priorité bien supérieure à d'autres, comme, par exemple, aller en cours. Je voudrais être propre pour retrouver Anne-Marie cet après-midi.

Je sors des toilettes, et cligne à nouveau des yeux, déshabitué de la lumière. Je me dirige tranquillement vers la sortie, jusqu'à ce que...

— Faustin Vaultier !

— Oui, madame Médiane ?

— Qu'est-ce que tu fais dans les couloirs en pleine heure de cours ?

Bon, bah tant pis. Ma douche devra attendre.