Augustine hors de l'HP

Il m'a fallu du temps pour sortir de cette saloperie d'HP. J'ai fini par comprendre ce qu'il fallait faire : avaler tous ces comprimés sagement, être gentille et normale avec le personnel, mentir au psychiatre. Impossible de savoir s'il me croit ou pas, mais quelque chose me dit que son boulot c'est de ne pas croire les gens. On est restés sur l'histoire plutôt normale de la fille surmenée, du divorce des parents qui passe mal, de mes angoisses entre les cours, du pétage de câble ponctuel. J'espère qu'on lui a pas dit que j'ai frappé Tom et mon père. D'un autre côté, au point où j'en suis... Me voilà dans ma chambre avec un sac plein de médocs et un arrêt de travail d'une semaine (pardon, une dispense de cours). Maman déprime tranquillement, aucun signe de vie de papa. Je me jette sur mon smartphone qu'on m'avait confisqué à l'HP. J'aurais pu l'allumer dans la voiture, mais je tenais pas à ce que maman m'espionne. Voyons les réseaux sociaux... rien de bien neuf dans la vie de la classe. Un chagrin d'amour, un DM hyper dur qui a causé une mini-révolution contre le prof de maths... mon absence est passée relativement inaperçue, j'ai des messages inquiets de Clémence mais c'est superficiel. Voyons voir les profils de Faustin et Jacob. Faustin et moi n'avons jamais été en contact, mais je peux voir qu'il a posté des liens vers des articles d'anthropologie sur twitter ces derniers jours, il est donc sorti de l'HP plus tôt que moi. Jacob, par contre, n'a rien posté depuis une semaine. Ça ne veut rien dire, cependant, il est très peu actif sur les réseaux sociaux apparemment.

Mais pourquoi Faustin et Jacob ? Qu'est-ce qui fait que je me retrouve dans cette aventure avec deux cas sociaux pareils ? Faustin, je le connais de l'an dernier, il était dans ma classe. Un type gros et démodé en plus d'être malodorant. Toujours prêt à faire une remarque intelligente pour montrer qu'il est au lycée par erreur, qu'il devrait déjà être à la fac. Comment il s'est retrouvé en couple avec cette pimbêche d'Anne-Marie, voilà qui est un mystère pour moi. Cette fille ressemble à un catalogue de crayons de couleurs. Le jeune déjà vieux et la fille aquarelle, finalement ils vont bien ensemble.

Jacob, c'est une autre histoire. Il est plutôt mignon avec ses grands yeux noirs et sa gueule d'ange, mais pourquoi faut-il qu'il se donne des airs de vampire ? Je comprends pas comment on peut volontairement choisir un look aussi anti-sexy, il me fait plus penser à Rogue qu'à Lestat. Enfin, peu importe son apparence, de toute façon il ne parle à personne, ou bien à d'autres cas sociaux.

Je repose mon portable et contemple la lumière qui traverse les rideaux pour illuminer ma collection de fringues en vrac. Des sweats, des soutiens-gorges, des chaussettes à la propreté douteuse. Dans le coin de la pièce, mon miroir ovale, je peux me voir en entier dedans. Le bureau, ma chaise, ma corbeille à papier avec des dessins de Popeye... tu divagues, Augustine, concentre-toi. Les neuroleptiques continuent de t'embrouiller l'esprit.

Que s'est-il passé ? Quand Jacob a crié, je me suis souvenu de tout, mais c'est difficile à décrire. Le dragon rouge, les visions de l'univers, les étoiles et les galaxies, tout a défilé comme si j'étais aux commandes d'un vaisseau spatial capable de se téléporter toutes les millisecondes. J'ai vu le système solaire, la terre, les océans, les algues, les cellules de vie, plus clairement qu'aucune illustration d'un cours de SVT. J'ai vu l'ADN, la mitose, les mitochondries, et d'autres choses dont je ne connais pas le nom. J'ai vu des molécules, des atomes, des noyaux, des protons, des trucs plus petits encore, et puis je n'ai plus rien compris, tout était fait de vibrations. Je suis devenue une vibration moi-même, WTF. Je contacte Faustin par un petit texte envoyé sur messenger.

Message posté.

Il répondra sans doute. C'est l'attente.

En avant pour une douche. Se lever, se déshabiller, rejoindre la salle de bain (attenante à ma chambre, pour moi toute seule). Chaque geste m'apparaît alien après une semaine loin de chez moi. Je savoure mon intimité, mais la vue de mon corps nu dans le miroir m'interpelle. Me voilà prise d'une incrédulité nouvelle. Je ne me suis jamais trouvé moche, je ne me morfonds pas quand me compare avec les photos des magazines, mais quelque chose cloche maintenant. Je n'ai jamais vu mon corps comme ça. Là où j'observais autrefois des mollets, des hanches, des seins, des cheveux, je devine maintenant des muscles, un utérus, des poumons, un cerveau. Et dire que chacun de ces organes est lui-même fait de cellules, faites de molécules, faites d'atomes...

Je tombe sur le lit, dépassée.

Qu'est-ce qu'un humain ?

Augustine ! Tu vas prendre une douche ! Maintenant !