Jacob face au CPE

Il s'installe dans son fauteuil avec violence, ce qui n'est pas pour me rassurer. Quant à moi, je me suis souvenu de comment on utilise une chaise, et me suis appliqué à poser mes fesses sur celle qui est disponible. Mon corps ne réagit pas beaucoup à ce que je lui demande de faire, j'ai l'impression d'être un mini-alien aux commandes d'un robot immense.

— Bon, Jacob, dis-moi ce qui se passe, parce que tu as fait peur à tout le monde, là.

Qu'est-ce que je vais lui dire ? Que j'ai été pris d'une extase mystique suivie de visions cosmiques ?

— Heu... j'ai été pris de vertiges.

— Dis-moi plutôt ce que tu as fumé.

Ça alors, c'est l'explication la plus simple, la plus évidente, et bien sûr, la plus éloignée de la vérité. Je n'ai jamais été ivre de ma vie. Je n'ai jamais tiré sur sur un seul des joints que les autres lycéens roulent sur les bancs publics des parcs de la ville, quand ils se sentent assez libres pour le faire. Quant aux autres substances, elles ne m'ont jamais intéressé. On m'a déjà dit : « Mec, tu n'as pas besoin de drogues, tu es déjà perché naturellement ». Et je dois avouer qu'il y a quelque chose de vrai là-dedans. Tout se passe comme si j'étais tombé dans la marmite de LSD quand j'étais petit.

— Heu...

Le regard de mon interlocuteur est perçant. Il s'infiltre dans mes pensées comme de l'eau coule au travers de la montagne, détruisant seulement ce qui bloque son passage, creusant lentement ses chemins pour y passer plus facilement ensuite. Cet homme a beaucoup trop de puissance mentale pour que je lui résiste longtemps. Il faut que je trouve un chemin pour sortir rapidement de cette situation, sinon il saura tout de moi. Ses yeux sont bleus comme l'un de ses lagons insondables où l'on s'imagine couler sans pouvoir remonter à la surface.

— Ça veut dire quoi, « heu » ?

— Ça veut dire que, heu...

Vite vite vite. Je n'ai pas le temps, il faut absolument que je dise quelque chose avant qu'il ne trouve de piste plus concrète. Je dois fuir la vérité, sinon tout va y passer. Mon Dieu, je suis foutu, je suis foutu. Et qu'est-ce qu'il m'arrivera ensuite ?

Du calme. À ne pas oublier : je suis un mini-alien aux commandes d'un robot géant. Je n'ai qu'à me réfugier à l'intérieur de mon crâne, là où se trouve la tableau de bord. Il suffit de lâcher les manettes... et voilà. J'y suis. Tout seul, en sécurité. Bien. Ah, ça va mieux ! Faisons un check-up de notre état mental.

  • La mémoire : ne remonte qu'à cinq minutes en arrière. À travailler.
  • Les opérations formelles : deux plus deux égale quatre, quatre puissance quatre égale deux-cents-cinquante-six. Tout va bien.
  • Le langage : « Bien mal acquis ne profite jamais ». Ça ira.
  • La prise de décision : c'est ce qui nous intéresse le plus, repassons d'abord sur la mémoire.
  • La mémoire : Je m'appelle Jacob Mlynikowski, j'ai dix-sept ans, élève de première L, mes parents sont psychologue et éducatrice, j'ai une petite soeur qui s'appelle Manon, de temps en temps je fais des voyages astraux pour discuter avec une entité dont j'ignore tout.

Bien, revenons à la prise de décision. Le CPE m'a vu dans un état anormal et s'inquiète. Il est persuadé que j'ai fumé quelque chose et je dois lui donner une explication. L'explication la plus acceptable pour lui sera donc que j'ai fumé quelque chose. Facile. Maintenant on retourne aux manettes et on se rebranche au corps.

— Dis donc, Jacob, tu m'écoutes quand je te parle ? À te voir avec un tel regard, je me demande bien ce que...

— J'ai fumé un joint.

— Pardon ?

— Avant de venir en cours. J'ai fumé un joint, à neuf heures moins le quart. Derrière l'entrepôt du Super U.

— C'est donc ça ?

— J'ai trop fumé. Quand je me suis retrouvé dans la cour, je me suis laissé emporter par l'euphorie. Et maintenant encore, je suis sous influence et j'ai du mal à tenir cette conversation, c'est pour ça que j'ai le regard dans le vague.

Silence. Il est complètement en arrière sur son siège, les bras sur les acoudoirs. Son regard a perdu de sa dureté et exprime plutôt une certaine lassitude.

— Mais qu'est-ce que je vais faire de toi...

— Ça ne se reproduira plus, monsieur Charles. Je comprends que j'ai dépassé les bornes.

— C'est bien le moins que tu puisses dire. Tu vas avoir des problèmes, Jacob, ça c'est moi qui te le dis. Bon, tu fumes souvent ?

— Non, pas du tout. Ce matin c'est l'une des rares fois où ça m'arrive. Je ne suis pas du tout habitué et les effets en sont d'autant plus puissants.

— C'est vrai, ce que tu me racontes ? Tu n'es pas un fumeur régulier ?

— Je ne le suis pas. C'est pour ça que je peux vous dire que ça ne se reproduira plus. Je suis conscient d'avoir fait une bêtise, je m'en veux beaucoup.

Silence. Il mâchonne une branche de ses lunettes dans sa bouche. Avant, il tentait de me percer, désormais, il me jauge. Je soutiens son regard. J'ai offert à l'eau un chemin satisfaisant pour traverser la montagne. Il se lève enfin, son fauteuil tourne dans le vide. Il fait les cents pas, les bras croisés, et me regarde enfin, les yeux clairs et le regard ouvert.

— Tu vas aller à l'infirmerie, pour te reposer et te dégriser. Tes parents seront prévenus, tu dois le savoir. On te tiendra au courant de la sanction la plus appropriée.

— Merci, Monsieur.

Je me lève et vais à l'infirmerie. L'infirmière lève la tête de son bureau et me demande pour quoi je viens, j'explique que M. Charles m'a envoyé ici pour me reposer. Elle me demande pourquoi, et je dis que j'ai fumé un joint et que j'ai déjà été engueulé suffisament aujourd'hui. Je vais m'allonger sur le lit dans la pièce d'à côté, et je m'endors rapidement, exténué.