Augustine

Moi, c'est Augustine. Augustine Lambert. Dix-sept ans, terminale L au Lycée des Routes. Plutôt grande et mince, cheveux bouclés mais pas trop, le genre de fille bien faite mais dont le miroir magique renvoie toujours une image pleine de boutons et de petits défauts. Que voulez-vous, pas facile de s'assumer à mon âge, quand on a eu trois ans chrono pour se voir pousser des hanches, des seins, et une grosse tendance à baver en pensant à Ryan Gosling. Sans oublier ma super copine, madame Menstrue, qui vient me donner un gros coup de latte dans le ventre tous les mois. Et les papotages, et les histoires de mec. Et mes parents au bord du divorce. Être une fille à dix-sept ans, ce n'est pas une sinécure.

Si on apprend à me connaître, on me découvre un certain excès de confiance en moi. Je compense mes incertitudes par une répartie bien sentie, j'aime donner l'impression que je ne m'en laisse pas conter. Et c'est en bonne partie vrai. J'aime dire ce que je pense, et j'aime penser ce que je dis. Beaucoup de gens m'en veulent pour ça. J'entends les conversations s'éteindre sur mon passage dans les couloirs, pour se rallumer une fois que je suis repartie. Je vois les regards. Je sens que je dépasse du cadre. Les profs aiment bien ça, leur cours est plus vivant quand il y a une grande gueule pour faire avancer le débat. Et moi j'assume. Il faut savoir ce qu'on fait, dans la vie.

Exemple concret : cet exposé d'allemand que je fais avec Tom et Julie pour M. Hain (le grand, celui qui veut faire jeune). Nous sommes en cours depuis presque une heure, livrés à nous-mêmes depuis une vingtaine de minutes. Mes collègues sont incapables d'imaginer un embryon de plan. Tom relit pour la énième fois la même page wikipédia, persuadé qu'il nous manque des infos, pendant que Julie ressasse la consigne encore et encore, et marmonne sans arrêt « C'est trop vague comme sujet ». Ces gens sont infichus de se prendre en main tout seuls. Il faut que je mette du papier blanc entre nous trois, que je prenne un crayon, et que je leur tire les vers du nez pour faire un brainstorming digne de ce nom. Au bout d'une dizaine de minutes, on a enfin un schéma qui nous donnera un plan concret. La suite est simple : je prends l'élément de plan le plus facile à traiter pour moi, et je donne aux autres des directives claires pour qu'ils produisent des sous-parties qui valent le coup. Impeccable, on a réparti les tâches avant que la cloche ne sonne. Mais qu'est-ce que c'est laborieux d'amener les gens à accoucher d'eux-mêmes !

Je sors du cours juste au moment où ça sonne (le prof est tellement estomaqué qu'il ne réagit pas) et file trouver mon casier, où je fourre mon sac. C'est l'intercours. Direction la vie scolaire, là où tout se joue dans le lycée, ou à peu près. C'est le quartier général du personnel d'éducation. Je suis la première élève à arriver, j'ai réussi mon coup. Les dames de la vie sco' (comme on l'appelle) lèvent la tête et me lancent un regard amusé. Elles me connaissent bien, on s'entend pas trop mal. Je suis toujours polie avec ces personnes-là. Ces femmes sont au bas de la hiérarchie de l'équipe éducative, mais pour les élèves, ce sont de vrais dieux incarnés, qui font la pluie et le beau temps. Elles peuvent laisser quelqu'un rentrer en retard ou partir en avance. Elles vérifient tous les papiers importants, et en écrivent beaucoup de non moins importants. Dialoguer avec elles est un défi intéressant. Je ne peux pas leur mentir entièrement, mais elles ne doivent jamais savoir ce que je pense en mon for intérieur. C'est chaque fois un exercice d'équilibriste, dont je me sors en général plutôt bien. Celle qui est la plus disponible m'accueille avec un sourire.

— Augustine, bonjour. Que nous vaut le plaisir ?

— Bonjour Mme Médiane, réponds-je sagement. Je viens chercher la clé de la salle 308, on en a besoin pour le cours de M. Rabelais.

La réponse est mécanique :

— M. Rabelais ne vient pas la chercher lui-même ?

— Non, il nous a demandé de la prendre, il n'a pas envie de descendre à chaque fois, continué-je, plantée les mains derrière le dos, comme une écolière récite sa leçon.

— Pourquoi ai-je tellement de mal à te faire confiance, Augustine ? renvoie-t-elle avec un soupir résigné.

— Je ne suis pas vraiment d'accord, fais-je avec un ton plus défiant. En général, à chaque fois que vous me faites confiance, ça se passe bien.

J'ai gagné. Mme Médiane fouille son bureau et me tend la clé.

— Bon, la voilà. Qui me la rapporte ?

— M. Rabelais. Ou l'un d'entre nous. Mais on vous la rapporte, ça c'est sûr.

— Très bien très bien, roulez jeunesse, envoie-t-elle, déjà occupée à autre chose.

Au moment où je ressors de la pièce, les autres élèves arrivent en foule, comme des moutons pressés d'entrer à l'abattoir. J'entends derrière moi la voix de Mme Médiane, blasée, qui lance à sa collègue « Il y en a qui devraient faire de la politique, ils ont réponse à tout ».

Quatre à quatre, je monte les marches de l'escalier le moins fréquenté. Au quatrième étage, il n'y a pas grand monde. Quelques classes qui ne sont plus aux normes, et un grenier. Et le couloir, évidemment, un couloir assez désert où ne viennent que les âmes en quête de tranquillité, et les couples qui cherchent de l'intimité pour se bécoter en toute quiétude. Je me dirige vers une porte que rien ne distingue des autres, mets la clé dans la serrure, et fais deux tours. La même clé ouvre les deux salles : la 308, où j'ai cours, et celle-ci, la 407. Je n'entre pas. Je retourne au troisième étage, où j'ai cours et où mes camarades attendent comme moi le prof qui remonte du deuxième étage. M. Rabelais, qui enseigne le français, a autre chose à faire que de se soucier d'une histoire de clé. Je la lui donne, il s'en saisit, il fait son cours, et à la fin, comme à chaque fois, il la rend à une autre élève qui va la rapporter à la vie scolaire. Le même jeu dure depuis le début de l'année. Chaque lycée a ses failles.

Je remonte dès que je peux au quatrième étage, trouve la porte que j'ai déverrouillée tout à l'heure, la pousse, vérifie qu'il n'y a personne, referme. La porte a un verrou qui ferme de l'intérieur, sans clé. Pratique. Me voilà enfermée.

Je pose mon sac sur une table, enlève mon manteau, défais le gros bouton de mon jean, et viens m'asseoir par terre, près d'une table. Une fois à terre, je me réfugie sous la table.

M'enroule en position foetale.

Me cache le visage dans les mains.

Respire à grand coups saccadés.

Mon corps se contracte, ma respiration se fait difficile. C'est comme si mon ventre était pris dans un corset qui ne desserrerait pas. J'ai l'impression d'étouffer. Je dois lâcher quelques sanglots nerveux, accepter des spasmes qui me serrent la poitrine, et doucement, doucement, je parviens à respirer normalement.

Je garde ma position, le visage dans les mains, le souffle chaud de ma bouche renvoyé vers mon visage.

Le silence se fait dans la petite salle de classe.

Le sol est fait de parquet usé par les années.

Le bureau, déjà démodé il y a quarante ans, rend l'impression de s'être sédimenté au cours des âges. Les fenêtres, mal isolées, donnent sur le ciel, où les nuages glissent le long de trajectoires qu'ils sont les seuls à connaître.

C'est le moment privilégié de ma journée. Ici, sous ma table, je suis en sécurité. Enfin protégée du monde, isolée, je peux me laisser aller à toutes mes peurs païennes. J'ai peur des autres, j'ai peur de leur regard, je déteste gérer les relations humaines. Les gens sont de vraies larves, des moutons qui suivent ce qu'on leur dit de faire. Mes semblables, les autres élèves, semblent jouer à un grand concours dont les règles seraient « Surtout ne pas prendre d'initiative ». Habille-toi comme les autres, va en cours tous les jours, apprends ce qu'on te donne à apprendre, ne regarde pas trop autour de toi, sinon tu t'apercevras que personne ne réfléchit vraiment. Si tu es une fille, fais en sorte d'être plus belle que les autres pour obtenir l'attention des garçons, sans passer pour une prostituée non plus, sinon les filles te détesteront. Si tu es un garçon, fais bien l'idiot pour que les filles te repèrent, sans exagérer, parce que tu deviendrais ridicule auprès des autres garçons. Même les profs semblent être dénués de toute étincelle d'originalité. Ils font leurs cours, rejoignent la salle des profs, montent dans leur voiture et rentrent chez eux, où semble se dérouler leur vraie vie, loin du lycée. Les gens me dégoûtent. Et comme j'en fais partie, je me dégoûte moi-même. Alors, régulièrement, je viens ici, en salle 407, pour me réfugier sous une table et me consacrer en entier à cette angoisse qui me ronge. J'ai l'impression que c'est à moi de tout faire marcher, dans ce monde-là. Si je n'étais pas là, l'exposé d'allemand n'avancerait jamais. Il n'y aurait personne pour récupérer la clé pour le cours de français, c'est moi qui le fais depuis le début de l'année. Il n'y aurait personne pour maintenir le lien entre ma mère et mon père, vu qu'ils ne se parlent plus du tout l'un à l'autre. Ils sont à deux doigts du divorce et je suis entre les deux, dernier rempart pour que ça tienne. Si je n'étais pas dans le monde, plus rien de fonctionnerait, j'en ai bien peur.