Augustine face au CPE
Mon corps respire un peu mieux depuis quelques dix minutes. Sur ce lit d'infirmerie, c'est plus facile. On m'a laissé tranquille pendant un moment, de quoi pleurer un coup, prendre un spasfon, et me reposer dans un minimum de silence et de sollitude.
J'entends la porte qui s'ouvre.
— Ça va mieux, Augustine ?
Je grogne une réponse affirmative.
— Bon, et bien, monsieur Charles t'attend dans son bureau. Ta mère devrait bientôt arriver.
Ma mère. C'est le bouquet. La situation était déjà assez moisie comme ça, maintenant ma mère va s'en mêler. Ou plutôt, la situation va se mêler de ma mère, et ma mère va encore prendre cher. Crotte et crotte.
Je me lève, remets mes chaussures. D'un pas chancelant, je traverse l'infirmerie, en sors, et engage mes pas dans le couloir. Heureusement, il n'y a pas trop de monde. Le bureau de M. Charles est situé juste à côté de celui de la vie scolaire, qui sert d'antichambre... Je traverse cette première pièce, en évitant de croiser le regard des dames qui y siègent, silencieuses comme des statues. Elles savent que je suis en mauvaise posture et n'en rajouteront pas. J'entre dans le bureau du CPE, qui est penché sur son ordinateur sans me regarder. Je fais un pas de plus et ne bouge pas.
Il concentre toute son attention sur son ordi, comme si je n'existais pas. C'est très énervant, j'ai l'impression d'être un élément du décor, au même titre que le masque africain accroché au mur derrière son bureau. Et puis, subitement, il arrête de cliquer, s'éloigne de l'écran, enlève ses lunettes, se pose au fond de son siège, se tourne vers moi.
— Augustine. Assieds-toi, s'il te plaît.
Et voilà, maintenant il me scrute avec la même attention que son ordi il y a une seconde. C'est déstabilisant, ces gens qui peuvent switcher comme ça. Je m'assois, son regard perce derrière ses lunettes, le genre de lunettes déjà ringardes mais qui en plus ont les branches attachées par une ficelle qui lui passent derrière le cou. C'est un type plutôt grand, avec des traits creusés, pas mal de rides, des cheveux un peu en bataille, mais surtout, cette aura de ministre qui fout les boules à tous les élèves du lycée. Quand il nous regarde comme ça, on se sent crétin. Il n'y a rien de méchant dans son regard, seulement je ne connais personne qui regarde les gens comme il fait. C'est sûrement pour ça qu'on le paye.
— Alors, Augustine, raconte-moi.
Et en plus, c'est pas grave pour lui. Je suis un dossier parmi d'autres. Il s'en contrefiche, que j'ai les boules. J'ai frappé un élève, mais lui, on dirait qu'il prend le café avec moi et qu'il me demande tranquillement de raconter ma journée. Ça m'énerve, ça m'énerve.
— Heu... sous le coup de la colère, j'ai insulté et frappé Tom Legoupil, tout à l'heure.
— Oui, ça c'est ce que j'ai cru comprendre ! Ce qui m'intéresse, c'est pourquoi tu as fait ça. Qu'est-ce qui t'arrive en ce moment ? Qu'est-ce qui se passe, Augustine ?
Je ne supporte pas les gens, au point de m'isoler régulièrement pour tenter de canaliser mes angoisses et mes pulsions agressives. Mes parents sont au bord du divorce et je sers de No Man's Land entre leurs tranchées respectives. Ma mère est incapable d'affronter la vie, mon père est un salaud fini qui ne dit rien. Ce matin j'ai écrit des trucs chelous dans mon cahier et je suis en train de questionner sérieusement ma santé mentale. Tom est un abruti qui n'est pas capable de rédiger une sous-partie sans qu'on lui dicte tout à la lettre. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive alors je l'ai frappé pour me défouler. Mais tout ça c'est mes affaires et je vous emmerde.
— Heu... je n'ai pas d'excuse.
— Ah, mais je ne te demande pas d'excuses !
— Je présenterai mes excuses à Tom.
— Mais, Augustine, tu ne veux pas me dire ce qui se passe ? On ne frappe pas les gens comme ça ! Il doit bien y avoir une raison !
Tu sauras rien, mon bonhomme. J'ai bien compris ce que tu veux faire. Je vois clair dans ton jeu. Mais tu m'auras pas comme ça. Allez, pose encore tes questions. Et voilà, encore des réponses standards et vides. L'entretien n'a plus aucun sens désormais. J'ai gagné la bataille et il le sait. Il ne saura rien. J'ai frappé quelqu'un, je serai punie pour ça, j'assume, fin de l'histoire. Je le vois tourner sur sa chaise, à droite, à gauche, en mordant une branche de ses lunettes, l'air perplexe.
On frappe à la porte.
— Entrez ! lance-t-il.
Ma mère entre. Ah oui, c'est vrai, manquait plus que ça. Elle me fait une bise sur le haut du front, doucement, et s'installe sur la chaise.
— Mme Lambert, commence le CPE. Ce matin, Augustine a eu un comportement qui a perturbé le vivre-ensemble de l'établissement, et je vous ai contacté pour...
— Qu'est-ce que tu as encore fait ?
— ... pour qu'on en parle ensemble, et....
— Mon Dieu, Augustine, qu'est-ce que tu as fait ?
— J'ai frappé un camarade.
— Mon Dieu ! Mais pourquoi !
— ... attendez, Mme Lambert, il me semble que...
— C'est un crétin, j'étais énervée, j'ai mal au ventre, j'ai bientôt mes règles, ça te va ?
— Mon Dieu mais qu'est-ce qu'on va faire de toi ?
— Mme Lambert ! Je vous prie de m'accorder un peu d'attention, s'il vous plaît !
Voilà. Et bla bla bla, et gna gna gna, le dialogue de sourd continue pendant dix minutes. Exclusion pendant une journée, excuses à présenter à Tom, etc. Mais moi je sais que cette conversation est parfaitement inutile. M. Charles espérait démêler les fils avec ma mère, il s'est rendu compte que l'affaire ne fait que se compliquer. Ma pauvre mère est absolument hors d'atteinte, désespérément loin. Elle ne sait pas gérer sa propre vie, comment pourrait-elle s'occuper de sa fille qui pète un câble ? On peut parler tant qu'on veut, dans ce bureau, ça ne changera rien à l'état de fait : je suis la seule, absolument la seule personne à pouvoir s'occuper de moi. Et pour le moment ce n'est pas compliqué : j'accepte ma punition, je dis que je ne recommencerai pas, rien de plus.
L'entretien se met à patiner, les phrases se répètent. Les mots de M. Charles glissent sur moi comme sur ma mère, pour des raisons différentes, mais ils glissent tout de même. On est sur le point de clore la situation, quand soudain, on frappe à la porte.
— Oui ! lance le CPE de sa voix de stentor à la porte qui s'entreouvre.
— M. Charles, on a une situation, dehors, avec Jacob Mlynikowski.
— Ça ne peut pas attendre ?
— Là on a besoin de vous.
Il gromelle, nous fait ses adieux en résumant ce qu'on a déjà dit, et prend congé.
Ma mère est toujours sur sa chaise, les yeux dans le vague. Sans me regarder, elle me lance :
— Bon, je te ramène à la maison ?
— D'accord.
On se lève et on laisse le silence nous entourer sur le chemin qui mène à la voiture. On croise M. Charles, avec Jacob qui le suit, vers son bureau. Finalement, M. Charles est un type courageux, si l'on considère tous les gens bizarres qu'il doit gérer. Le Jacob, là, il est vraiment chelou. Il est mignon mais ne s'habille qu'en noir, ne parle avec presque personne, et aujourd'hui il a vraiment l'air perché. Je sais pas ce qu'il fait de sa vie mais il a l'air atteint.
On monte dans la voiture, on boucle nos ceintures, le moteur s'allume, le reste c'est du silence. Hormis le linge sale, le carnet de notes et mon père, on n'a plus de vrai sujet de conversation depuis des années. La route défile, silencieuse, de rond point en feux rouges, où l'on s'arrête.
— Au fait, tu as des nouvelles de ton père ?
Je maugrée, répond oui, sors mon portable, et me souviens du dernier message de mon père.
Merde et merde.